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8 pas vers une
culture de l’indispensable

(plutôt qu’une culture du jetable)

Quand j’ai découvert la culture militante, j’étais une gamine queer à la rue et en quête d’un foyer : une adolescente terrifiée, en colère, suspicieuse, cynique et naïve à la fois, dont le désir le plus inavouable était d’avoir une famille qui durerait toujours et qui m’aimerait quoi qu’il se passe. Et, en même temps, je savais qu’une telle famille ne pourrait jamais exister – du moins, que ce n’était pas pour moi. Tu vois, j’avais un autre secret : malgré mon air bravache de queer punk radicale en pleine croisade pour la justice sociale, je savais que j’étais un déchet. J’étais sale et indigne d’amour, j’avais fait des trucs moches pour survivre, et j’avais blessé des gens. Parfois, sans même savoir pourquoi. Du coup, quand j’ai découvert la culture militante, ses idées puissantes sur le privilège et l’oppression, sa rage bouillonnante et explosive, ce fut l’ivresse. Je pensais que je pouvais purger ma haine de moi avec cette rhétorique fougueuse et me créer la famille que je désirais tant autour de liens tissés par les traumas que nous avions en commun.

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La justice sociale était un ensemble de règles qui, enfin, donnait au monde un sens qui me parlait. Si seulement je pouvais utiliser exactement le bon langage, faire assez d’action directe, être assez critique des systèmes autour de moi, alors je pouvais enfin être une bonne personne. Tout autour de moi, j’avais l’impression que ma communauté d’activistes faisait la même chose. Nous nous jettions à corps perdu dans la « Révolution », nous épuisant jusqu’au burn-out, nous surveillant les uns les autres pour traquer les mauvaises pensées et les mauvais comportements, se dénonçant les unes les autres avec férocité.

De temps en temps – rarement – des types étaient jetés hors de la communauté parce qu’ils étaient « malsains ». Mais la plupart du temps, nos tentatives de mettre les gens face à leurs responsabilités, en les dénonçant publiquement ou en les excluant, dégénéraient juste en grosses engueulades sur Internet ou en dramas IRL qui laissaient encore des traces profondes dans la communauté des années après. Seuls les plus vulnérables (dont les cercles d’amis n’étaient pas assez larges ou qui manquaient de stabilité sociale) étaient exclus définitivement.

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Comme ma famille biologique, ma famille d’activistes rejouait le trauma qui nous avait été infligé par une société oppressive. Exactement comme mon père avait ouvert la porte d’entrée de chez nous et m’avait demandé de partir parce qu’il ne savait pas comment concilier son amour pour moi avec mon identité de genre, nous nous dénoncions les uns les autres et coupions les ponts entre nous parce que nous ne savions pas comment réconcilier nos idéaux politiques avec le fait que les personnes que l’on aime ne s’en montrent pas toujours à la hauteur.

Je crois que, parfois, nous le faisions hypocritement – que nous avons créé ce que l’on appelle la call-out culture (une culture de confrontation toxique et d’humiliation des gens pour leurs comportements oppressifs, qui tient plus de la mise en scène de la vertu que d’une réelle recherche de justice) en partie parce que nous pouvions ainsi nous focaliser sur les errements des autres et éviter d’examiner notre propre complicité dans l’oppression et notre propre propension à l’abus, celle qui existe en nous comme en tout un chacun. Et je crois que nous l’avons fait en partie parce que parfois il est impossible d’imaginer quoi que ce soit d’autre : nous vivons dans une culture du jetable – une société basée sur la consommation, sur la peur, sur la destruction – où nous apprenons que la seule manière de réagir quand quelqu’un nous a blessé est de se venger ou de se débarrasser de cette personne.

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J’écris cet article au nom de cette gamine queer qui voulait une famille-pour-toujours, et après d’innombrables conversations avec d’autres membres de communautés en lutte pour la justice sociale qui recherchent la même chose qu’elle. Je l’écris au nom de toutes les conneries que j’ai faites et qui m’ont été généreusement pardonnées par les autres, et au nom de mes efforts pour pardonner celles et ceux qui m’ont blessée. Je l’écris au nom du désir, que je perçois tout autour de moi, de trouver une alternative à la politique du jetable, et de se tourner au contraire vers une politique de l’indispensable.

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« Politique de l’indispensable », en tant que terme, n’est pas de moi. Il a existé dans plusieurs communautés au fil du temps, et je l’ai reçu par transmission orale. Je n’arrive pas à trouver de sources écrites. Mais les principes qui suivent sont mes suggestions – des idées à partir desquelles nous pouvons peut-être construire une culture de l’indispensable dans l’activisme de gauche. C’est un travail qui ne sera jamais achevé. Ils ne sont pas à prendre comme un nouvel ensemble de règles pour l’activisme. Ni un guide étape par étape pour organiser des processus de responsabilisation, ou une réponse parfaite aux questions que je soulève. J’espère quand même qu’ils te seront utiles.

1/ La Révolution est une relation

Ce qui m’inquiète parfois dans les communautés attachées à la justice sociale, c’est qu’on tend à conceptualiser la « Révolution » comme un produit, comme un endroit et un moment que l’on essaye de faire arriver avec toute notre énergie et toute notre colère – parfois sans se soucier du poids que cela fait peser sur les individus et sur les relations. D’une certaine manière, « la Révolution » occupe dans la culture militante une place qui m’évoque celle du Paradis dans dans la communauté chrétienne chinoise où j’ai grandi : c’est un fantasme de pureté idéologique au regard duquel nos actions sont jugées ; un endroit dans lequel nous voudrions désespérément vivre, mais qui reste impossible à atteindre.

Dans notre colère et notre déception – souvent justifiées – de ne pas être, nous ou nos communautés, à la hauteur de ce rêve révolutionnaire, nous nous défoulons les uns sur les autres. Nous essayons de nous débarrasser de la souffrance de la trahison en coupant les ponts avec les traîtres – nos familles abusives, nos amis conservateurs. Nous essayons de ne surtout pas les voir dans notre miroir.

Et si la révolution n’était pas un produit, ni une vague et lointaine terre promise, mais les relations que nous avons autour de nous, là, maintenant ? Et si la révolution était, en plus de – et pas au lieu de – l’action directe et l’organisation communautaire, le processus de rupture et de réparation qui se produit quand nous merdons, que nous nous en rendons, les uns et les autres, responsables, puis que nous nous pardonnons ?

2/ L’oppresseur est en nous

La lutte politique la plus importante que j’ai à mener est contre l’oppresseur – le raciste, le transmisogyne, le validiste, la personne abusive – qu’il y a en moi. Je ne dis pas cela d’une manière auto-flagellatrice ou pour me rejeter la faute. J’ai connu l’oppression, la violence, le viol, l’abus infligé par d’autres, et rien de tout cela n’est ma faute. Je veux dire que j’ai commencé à croire que je ne pouvais pas m’engager dans un activisme authentique, que je ne pouvais pas créer de changement positif dans le monde, sans reconnaître et nommer ma propre participation aux systèmes oppressifs que j’essayais d’abattre.

Si j’écris depuis cet endroit, alors je suis obligé d’avoir de la compassion pour celles et ceux autour de moi que je vois aussi participer à ces oppressions, même quand je suis aussi en colère contre ces personnes. Avec la compassion vient la compréhension, et avec la compréhension vient la croyance dans la possibilité de changer. Quand nous sommes capables de maintenir ensemble ces émotions contradictoires – quand nous pouvons avoir de la colère et de la compassion, pour nous-mêmes et pour les autres – alors des possibilités de guérison et de transformation totalement nouvelles émergent.

3/ La responsabilité vient du cœur

J’ai trop souvent vu des processus de responsabilisation, dans les communautés dédiées à la justice sociale, régresser vers des situations de type « ta parole contre la mienne » ou vers des jeux de pouvoir social dans lesquels chacun accuse les autres de commettre des abus et de faire du mal. Quand nous sommes témoins de ces situations, nous sommes piégées, prises dans la double contrainte entre devoir choisir un camp ou ne rien faire. Les deux options nous font courir le risque de devenir complice du mal qui est en train d’être fait, et la « vérité » devient impossible à distinguer. Je me suis souvent demandé à quel point les choses seraient différentes s’il était plus dans nos normes culturelles de comprendre la responsabilité comme une pratique qui émerge de l’intérieur de l’individu, plutôt qu’un résultat qui doit être obtenu de l’extérieur et par la force.

Et si l’on s’apprenait, les unes les autres, à honorer la responsabilité qui émerge quand nous prenons la mesure des conséquences de nos actions, plutôt que de voir la responsabilisation individuelle comme l’admission honteuse de notre culpabilité ? Et si nous pouvions avoir, les unes les autres, des discussions véritables et de bonne foi sur le mal que nous causons ? Dans une culture de l’indispensable, je ne peux pas ignorer quelqu’un qui me dit que je lui ai fait du mal – parce que cette personne est précieuse pour moi, je dois essayer de comprendre et réagir en conséquence. Pour devenir indispensables les unes pour les autres, nous devons aussi être prêtes à être responsables les unes envers les autres.

4/ Agresseur/Survivante est une fausse dichotomie

Il y a une dynamique morale puissante, dans la culture de la justice sociale, qui tend à séparer les gens selon les principes binaires de « bons » et de « mauvais ». Être un agresseur ou un oppresseur est fortement stigmatisé, alors que la condition de survivante est étrangement fétichisée d’une manière qui objectifie et intensifie le vécu traumatique. Les « agresseurs » sont vus comme maléfiques et impardonnables, alors que les « survivantes » sont bonnes et pures, mais elles y perdent le droit de se définir librement et par elles-mêmes. Parmi les nombreux problèmes que pose cette dynamique, il y a le fait qu’elle cache la complexité du réel, dans lequel nombre de personnes sont à la fois autrices et survivantes de violences (même si la violence, bien sûr, correspond à un grand nombre de comportements différents).

Dans une culture du jetable, que ce soit le système de justice pénale étatique ou les pratiques communautaires d’exil des personnes « problématiques », la dichotomie agresseur/survivante est utile parce qu’elle nous simplifie les choses. Elle nous aide à décider qui punir et qui prendre en pitié. Mais la punition et la pitié n’ont pas grand-chose à voir avec le changement révolutionnaire ou la construction de liens. Ce que la punition et la pitié ont en commun, c’est qu’elles sont toutes les deux déshumanisantes.

5/ La punition n’est pas la justice

La punition est le fondement du système de justice pénale et de la culture du jetable. C’est l’idée que les torts peuvent être réparés en infligeant plus de souffrance à celles et ceux qui ont été jugés nocifs. La punition est aussi, je pense, une réponse traumatique au fait d’être attaqué, l’expression intense d’un réflexe d’affrontement. L’autrice et activiste Sarah Schulman explore cette idée dans son livre, Conflict Is Not Abuse. Ce n’est pas mal en soi de vouloir que celles ou ceux qui vous ont blessée ressentent la même souffrance – de vouloir rétribution, ou même de chercher vengeance.

Mais, comme Schulman le dit aussi, la punition est rarement, voire jamais, une réelle expression de la justice – c’est bien plus souvent l’expression d’un pouvoir sur celles et ceux qui ne peuvent s’en défendre. Combien de fois voyons-nous les gens immensément riches ou politiquement puissants être punis pour les dommages immenses qu’ils causent aux communautés marginalisées ? Combien de fois voyons-nous des individus marginalisés mis en prison ou tués pour des délits mineurs, voire non-existants ?

Aussi longtemps que notre conception de la justice se basera sur l’usage brutal du pouvoir, les puissants resteront irresponsables, et les faibles serviront de boucs émissaires. Mais, au-delà même de tout cela, la culture du jetable et de la punition mènent à la peur et à la malhonnêteté. Quelles sont les chances que l’on se montre responsables de nos actes si nous avons peur d’être exilées, emprisonnés, ou tuées quand nous le sommes ? Comment pouvons-nous avoir confiance les uns dans les autres si nous vivons dans la peur de ce que nous pouvons nous faire ? Nous devons trouver d’autres moyens de rendre la justice.

6/ Qu’un sujet soit délicat n’est pas une excuse

L’une des réponses les plus courantes, lorsque l’on critique la call-out culture et la culture du jetable, est l’idée que les autrices de violence et les prédateurs se servent de ces critiques pour dissimuler leurs propres méfaits et échapper aux conséquences. De plus, en tant que communautés, nous utilisons la « complexité » et la « délicatesse » des situations comme excuses pour ne pas intervenir quand du mal est commis.

Mais la culture de l’indispensable dit que tout le monde est précieux – et celles et ceux qui ont été blessées encore plus – et que tout le monde a droit à la justice. En d’autres termes, nous ne pouvons pas autoriser que le fait qu’une situation soit compliquée ou effrayante nous empêche d’essayer de mettre un terme à l’injustice.

Lorsque nous sommes coincées dans la dichotomie agresseurs/survivantes, nous n’avons que deux options lorsque quelqu’un souffre : ignorer sa souffrance ou punir l’agresseur. Mais, en réalité, il y a bien d’autres stratégies disponibles. Elles impliquent de prendre assez au sérieux la souffrance exprimée, d’où qu’elle vienne – vraiment d’où quelle vienne – pour poser les questions qui fâchent et avoir des conversations difficiles. Elles passent par accorder du temps et des ressources pour s’assurer que toutes les personnes qui ont été blessées disposent du soutien nécessaire pour guérir.

7/ La guérison est un mélange de rage et de pardon

Si la révolution est une relation, alors la révolution doit faire de la place à la fois à la rage et au pardon : nous devons être capable d’accepter qu’il est inévitable que nous soyons en colère les unes contre les autres, que nous allons nous faire souffrir les uns les autres.

Lorsque nous sommes blessés, nous devons avoir le droit d’exprimer notre rage et l’espace pour le faire. Nous devons être capables d’exprimer la profondeur de notre souffrance, notre haine de celles et ceux qui nous ont blessés et/ou qui ont permis qu’une telle chose arrive – particulièrement quand ce sont des personnes que nous aimons. C’est le rôle de la communauté d’accueillir cette rage et de la contenir – de l’entendre, de la valider, de lui donner de l’espace, tout en l’empêchant de créer plus de dégâts. L’expression de la colère et de la souffrance est la clef de la transformation de la violence en guérison, parce qu’elle nous permet de comprendre ce qui s’est passé et nous motive à changer.

Et c’est aussi le rôle de la communauté de proposer un chemin vers le pardon, d’aider à visualiser un futur où ce pardon serait possible, et comment celui-ci pourrait être atteint.

8/ La solution est communautaire

« Il n’y a pas de communautés militantes, seulement le désir de communautés, la fiction confortable qu’elles existent. Une communauté est une toile concrète qui noue les gens ensemble en interdépendance, pour le meilleur et pour le pire… Si c’est plus facile de dégager quelqu’un que de se taper une série de conversations difficiles avec ce quelqu’un, alors ce n’est pas une communauté.

Dans les sociétés où il y avait de vraies communautés, le bannissement était la sanction la plus extrême possible, c’était comme la peine de mort. Sur bien des points, perdre la communauté et toutes les relations qu’elle contenait, c’était pareil que mourir.

Ne nous voilons pas la face : nous n’avons pas de communautés. »

— Anonyme, The Broken Teapot Zine

L’extrait ci-dessus est révélateur des dynamiques internes de la culture militante pour la justice sociale. Il révèle la source de notre incapacité à créer une vraie responsabilisation, et les profondes insécurités émotionnelles et matérielles qui la sous-tendent.

Peut-être la raison pour laquelle nous avons tendance à recréer la culture du jetable et à reproduire nos réponses traumatiques, encore et encore, est parce que nous sommes encore tous, secrètement, cette gamine à la rue et terrifiée, constamment à la recherche d’un foyer mais qui ne croit pas vraiment pouvoir en trouver un. Peut-être que nous ne créons pas de communautés de véritable interdépendance – des communautés de personnes indispensables, des familles-pour-toujours – parce que nous sommes terrifiées de ce qui pourrait arriver si nous essayions.

Mais je crois, je dois croire, qu’une vraie communauté est possible pour moi, et pour chacun d’entre nous. En vérité, nous ne pouvons pas continuer comme nous l’avons toujours fait. Nous avons besoin les unes des autres, de nous trouver, pour survivre. Et j’ai foi dans le fait que nous pouvons le faire.