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Le mal est fait.
Qui va retisser les liens ?

Le coût caché des relations privatisées

« Le mal est fait. Qui va retisser les liens ? »

Ce n’est pas une question rhétorique.

C’est une question que je me suis posée pour la première fois quand une amie m’a dit : « Je ne me sens pas à l’aise de faire ça. Honnêtement, je pense que c’est de sa responsabilité ». Je venais de lui demander de servir de médiatrice dans un conflit entre moi et une autre personne. Bien sûr, ce n’était pas son devoir de servir de médiatrice, ce serait injuste d’exiger cela de qui que ce soit. Mais la question demeure : si elle ne le fait pas, alors qui ? Et à qui revient la tâche de trouver une médiatrice en premier lieu ? Et, si personne ne prend cette responsabilité, si le conflit est ignoré, est-ce que ses conséquences disparaissent pour autant ? Parfois, quand l’on demande à quelqu’un de s’impliquer dans un conflit entre d’autres personnes, les gens vous répondent quelque chose comme « je vous aime trop tous les deux pour pouvoir m’impliquer », ou « je ne veux pas prendre parti ». Mais pourquoi notre amour pour deux personnes en conflit se traduit-il si souvent par notre mise en retrait ? Pourquoi ne se traduirait-il pas, au contraire, par notre implication ?

Bien sûr, il y a des moments où il est trop douloureux de s’impliquer dans un conflit, où ce qui est en jeu est trop proche de nos propres blessures, où nous exposer serait insupportable. Si la plaie est encore ouverte chez nous, nous ne sommes peut-être pas les plus indiquées pour essayer de la refermer chez d’autres. Je suis complètement d’accord avec cela. Mais cette mise en retrait s’observe vraiment souvent, même dans des situations qui ne mettent pas en jeu des sujets personnellement douloureux pour les gens qui s’éloignent. Pourquoi n’entendons pas plus souvent quelqu’un dire : « J’ai besoin de vous proposer gentiment mon intervention. Je vous aime si fort tous les deux. Je veux vous soutenir l’un et l’autre dans la recherche d’une compréhension mutuelle, d’une guérison et d’une résolution » ?

« Le mal est fait. Qui va retisser les liens ? »

C’est la question que l’on s’est tous posés, à un moment donné, après avoir été blessés par quelqu’un qui a pu s’en tirer sans conséquences. C’est la question que toute personne s’est posée après avoir causé du tort à autrui, voulu sincèrement faire amende honorable, et s’être rendu compte que non seulement ses excuses n’intéressaient pas grand-monde, mais surtout qu’il serait impossible de pouvoir les présenter, même si un jour elles s’avéraient bienvenues, parce que personne n’était prêt à préparer le cadre dans lequel elles pourraient être formulées. C’est une question que les couples mariés se posent quand leurs liens se distendent – dans une explosion brutale comme une éruption volcanique, ou avec la lenteur et la froideur d’un glacier à la dérive – et que toutes les personnes qui sont venues à leur mariage et ont promis d’être là pour les aider sont introuvables, ou ne veulent pas interférer, ou ne veulent pas prendre parti, et disparaissent lentement dans les coulisses, les laissant seuls sur la scène. C’est la question que nombre d’entre nous se sont posée après qu’une autre des communautés chères à leur cœur s’est déchirée autour d’une relation qui a mal tourné.

« Le mal est fait. Qui va retisser les liens ? »

Je n’ai aucune réponse à apporter, mais j’ai quelques idées sur le sujet.

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Parmi toutes les privatisations qui ont lieu en ce monde, la privatisation des relations interpersonnelles est l’une des plus dommageables. Nos relations ne sont plus contenues dans l’espace protecteur de la communauté, ni offertes en service à celle-ci. Nous traitons les relations interpersonnelles, et les conflits qui émergent de ces relations, comme étant strictement nos affaires et ne concernant personne d’autre. Nous nous énervons quand des gens prétendent mettre le nez dans ce qui ne concerne que nous, car, nous dit-on, l’on devrait être capable de régler les choses par nous-mêmes. Et, sûrement, il y a des moments où l’intimité est une chose respectable et où l’isolement doit être respecté. Sûrement, il y a des choses qui sont mes affaires et des choses qui sont tes affaires. Mais je pense que le sens que ces concepts ont dans notre culture est devenu profondément vicié.

C’est la pauvreté de notre temps se faisant passer pour de la liberté. C’est la profonde irresponsabilité de notre temps qui, s’imaginant être adulte, se promène comme un éléphant dans un magasin de porcelaine en clamant que « l’on fait bien ce qu’on veut chez nous ! ». Mais pendant que l’on s’obsède à borner notre propriété, qui s’occupe des communs ? C’est l’affaire de qui, ça ?

Il est terriblement difficile de résoudre nos propres conflits. Quand de la souffrance existe entre deux personnes, ce sont elles les moins capables de résoudre la situation. Elles sont juste trop proches du conflit. Elles sont trop prises dans la culpabilité, et la honte, et la douleur du tort causé. Ou tout à la fois. Demander à celles qui ont été blessées de faire elles-mêmes le travail de mettre en place les conditions dans lesquelles les choses peuvent s’arranger, c’est leur demander trop. Imaginez demander à une femme qui a été violée de contacter son violeur pour aller boire un café et « parler de tout ça ». Ou imaginez demander au violeur de faire la même chose. Non. La plupart du temps, ça ne se passe pas comme ça.

L’apaisement d’une souffrance entre deux personnes nécessite presque toujours la présence d’une troisième personne, parfois plus. Après un drame survenu entre deux personnes, une profonde vulnérabilité existe de chacune envers l’autre, ainsi qu’une incapacité à entendre l’autre clairement. Il y a besoin d’un intermédiaire par lequel les messages puissent transiter et être traduits. Ces personnes vont avoir besoin d’aide pour voir ce qu’elles ne pouvaient pas voir jusque là. Leur demander de faire tout ce travail par elles-mêmes est irréaliste.

Mais qui sont ces intermédiaires aujourd’hui ? Où est ce conseil des anciennes et cette communauté qui va organiser une cérémonie dédiée à l’écoute profonde et à la guérison, et aider les personnes en conflit à déterminer une voie vers la réconciliation ? Où sont ces personnes de confiance ? Dans quel lieu, en quel endroit pouvons-nous aller ?

Mais ces questions elles-mêmes ne sont peut-être pas les bonnes. Parce que, encore une fois, elles placent sur les épaules de ceux qui souffrent, ou qui ont fait souffrir, la charge de se rendre à l’endroit en question. Donc, laissez-moi dire ça encore autrement : où sont les anciens et les personnes de confiance dans la communauté qui vont voir le drame, la division, la souffrance et intervenir pour le bien du village ? Qui va placer le bien-être de la communauté au-dessus des individus qui préféreraient laisser tout en état et passer à autre chose ? Qui va être prête à s’avancer et à dire : « Ce conflit non résolu cause des problèmes dans la communauté dans son ensemble. Il faut qu’il soit traité. S’il ne l’est pas, il va nous diviser en factions qui médiront et répandront des rumeurs les unes sur les autres. Nous serons moins unis et plus éloignés. Nous serons moins fortes et moins résilientes. » ?

Il est difficile de résoudre nos propres conflits. C’est important à comprendre. Si nous ne le comprenons pas, nous pouvons être excessivement sévères envers nous-mêmes. Il n’y a rien qui ne va pas chez vous si vous n’arrivez pas à enrayer la machine une fois qu’elle est en route. C’est un travail trop difficile pour une, ou même deux personnes. Un jour, j’ai demandé à un ancien : « Êtes-vous en train de me dire que, si les mariages éclatent, c’est principalement à cause de l’absence de village ? ». Il a opiné du chef. « En gros, oui ». Ce fut la seule réponse courte qu’il m’ait jamais faite.

Vos conflits peuvent être privés mais les conséquences ne le sont pas. On m’a demandé une fois d’aider une école à dénouer un conflit qui avait lieu entre deux professeurs. Pour la première réunion, j’ai dit aux administratrices que je voulais au moins douze personnes présentes. « Cela peut être d’autres professeurs, des membres du conseil d’administration, du personnel administratif ou des parents. Mais on a besoin de gens présents ». Quand nous nous sommes rassemblés, une après-midi, après des mois passés à essayer d’organiser cette réunion, j’ai demandé à chaque personne dans le cercle de partager quel avait été l’impact du conflit sur elle. Et elles ont partagé. Le conflit les épuisait. Elles étaient terrifiées à l’idée qu’il ne déchire toute l’école. Elles se sentaient impuissantes. Elles aimaient les deux professeurs et c’était douloureux pour elles de se sentir comme si elles devaient prendre un parti. Je voulais que les deux professeurs sachent quelles traînées leur conflit laissait dans son sillage. Je voulaient qu’ils entendent comment les remous qu’ils créaient érodaient les digues autour d’eux. Je voulaient qu’ils voient que l’impact de leur conflit n’était pas privé.

Dans les milieux militants, on entend souvent la formule : « privatiser les profits, socialiser les pertes ». Elle est souvent utilisée pour parler des entreprises qui se font beaucoup d’argent mais qui, quand elles s’effondrent et que les gens se retrouvent au chômage et que la terre est polluée, laissent les contribuables payer l’addition. Quand nous privatisons les relations interpersonnelles, c’est la même chose qui se passe. Notre réticence – ou plutôt notre incapacité – à résoudre les difficultés dans nos relations place un énorme fardeau psychique sur le reste de la communauté.

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Un conflit est l’opportunité de rendre le village plus fort, ou la garantie de sa destruction. Notre culture est profondément enracinée dans une vision punitive de la justice. Si nous abordons les conflits de cette façon, alors nous n’obtiendrons que l’illusion de la sécurité, et c’est le terreau même de la communauté qui s’en trouve érodé. Les symptômes sont traités mais les causes profondes ne le sont pas. Si nous décidons d’aborder les conflits depuis un point de vue de justice restaurative, alors nous aurons plus de travail devant nous, mais, au final, si tout se passe bien, la communauté sera plus forte qu’elle ne l’était auparavant. Que des choses puissent être brisées au sein d’une communauté n’est pas nouveau. Mais elles peuvent être recueillies et rassemblées pour devenir plus belles encore, comme le font les Japonais avec l’art du Kintsugi, qu’elles ne l’étaient avant le conflit.

On dit que « il faut tout un village pour élever un enfant », mais il faut aussi tout un village pour résoudre un conflit. Demander aux deux personnes les plus sensibles et vulnérables l’une à l’autre de prendre la responsabilité de trouver quoi faire est la garantie que rien ne soit jamais résolu. C’est trop demander. Ce serait comme demander aux débris de poterie de se rassembler d’eux-mêmes et de se ressouder avec de l’or. Il faut la présence d’autres personnes, solidement investies de la volonté de conserver, autant que possible, les deux personnes dans la communauté, et prêtes à retrousser leurs manches et à faire le difficile travail d’apprentissage nécessaire. Il faut d’autres personnes volontaires pour partager la difficile charge émotionnelle liée à ce qui s’est passé et aider à discerner le chemin le plus rédempteur, le plus guérisseur, celui qui permet d’avancer sans rien cacher sous le tapis.

Je me souviens d’une réunion qui a eu lieu dans mon salon, il y a quelques années. C’était un débriefing d’un festival du Nouvel An que nous avions organisé. La tension était montée entre le cuisiner et une des personnes qui avait travaillé sous sa direction, et les choses avaient rapidement dégénéré. Il était clair que ce ne serait pas résolu ce jour-là, donc une autre personne et moi-même avons proposé de voir si nous pouvions aider à servir de pont entre eux pour régler ce conflit. Après une semaine ou deux, nous nous sommes retrouvés chez le cuisinier. Il nous avait préparé à manger. On a discuté de tout et de rien, et il était clair que le temps avait déjà un peu apaisé les esprits. Après avoir mangé et fait nos compliments au chef, mon amie et moi avons demandé à chacune des deux parties d’exposer tour à tour ce qu’elles avaient sur le cœur, pendant que l’autre devait écouter puis répéter ce qu’il avait compris de ce que l’autre avait dit. Ils l’ont fait pendant, je crois, deux tours, puis nous leur avons proposé de réfléchir à ce qui pourrait être fait différemment dans le futur pour éviter que de telles émotions négatives ne surviennent à nouveau. Et, dans l’espace créé par cette bonne volonté retrouvée, les idées sont venues facilement et elles étaient claires. Ce n’est pas quelque chose qu’ils auraient pu faire par eux-mêmes, mais ce n’était pas difficile d’y arriver avec un petit peu d’aide.

Le fait d’aimer les deux personnes en conflit ne vous excuse en rien. Cela vous oblige.

Pourquoi y a-t-il si peu de communautés dans ce monde ? Parce que quand quelqu’un est en conflit avec quelqu’un d’autre, et qu’il y a un ami qui « aime les deux très fort », il n’intervient pas pour les aider à trouver un chemin qui les rassemble à nouveau. Cela ne lui viendrait même pas à l’idée. Nous pensons que l’expression la plus sincère de notre amour pour eux est d’être neutre dans le conflit, de ne pas prendre parti. Mais alors, qui prend le parti de la communauté ? Qui prend le parti de la guérison ? Le monde ne nous divise pas proprement entre victimes et agresseurs. C’est une fausse dichotomie. Notre amour pour les gens ne nous donne pas le droit de rester spectateur. Il nous intime, au contraire, de prendre place dans la situation. Et, avant tout, nous sommes commandés d’agir par notre amour pour la communauté, ou pour ce qui, un jour, pourrait devenir une communauté.

Tout conflit est une occasion pour le village de devenir un village. Un des rôles fondamentaux de toute communauté devrait être de permettre à ses membres de traverser les difficultés qui peuvent survenir entre eux. L’idée qu’il puisse exister une quelconque Utopie où plus aucun conflit n’existerait est une vision puérile du monde. Non, nos conflits interpersonnels et nos problèmes, pour peu que l’on ouvre notre porte, permettent à la communauté de se manifester. Quel est le moyen le plus rapide de tuer une communauté ? Soyez auto-suffisant. N’ayez besoin de rien ni de personne en-dehors de votre relation. Ou racontez-vous que c’est le cas. La combinaison de notre vision punitive de la justice, profondément ancrée dans notre culture, avec notre approche isolationniste des relations interpersonnelles est ce qui nous empêche de savoir comment aider les autres lorsqu’ils traversent des moments difficiles. Le fait que les deux parties en conflit se renferment sur elles-mêmes et se coupent du monde extérieur est sans doute ce qui crée les rumeurs et la médisance en premier lieu.

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Ce n’est pas un village tant qu’un vrai conflit n’a pas été traversé. Sans aucune douleur significative, sans deuil ou sans conflit traversé ensemble, c’est un réseau. C’est une « scène ». C’est un arrangement de confort. C’est le mot « nous » utilisé prématurément. C’est des échanges de bons procédés. Un prêté pour un rendu. Des renvois d’ascenseurs. Des amitiés Facebook. Conflit, deuil et perte traversés ensemble sont le creuset dans lequel les véritables communautés sont forgées. C’est le rite initiatique faisant passer les communautés à l’âge adulte, celui que la plupart d’entre nous aimerions éviter. Mais, en l’évitant, la communauté ne mûrit jamais.

Chaque conflit est une occasion pour le village d’apprendre comment les conflits pourraient être traités différemment. Comment sommes-nous censés apprendre à nous soutenir les uns les autres si nous n’en avons jamais l’occasion ? Si nous ne voyons jamais un conflit traversé d’une manière saine, comment sommes-nous censées savoir que c’est possible ? Si la seule chose que nous avons vu qui ressemble à de la justice, c’est « foutez-les en taule », comment sommes-nous censés avoir l’espoir que quoi que ce soit d’autre puisse fonctionner ?

Mais, même en acceptant ce que j’ai dit jusque-là, ma question n’est pas encore répondue – elle est seulement devenue plus cruciale. Vers qui nous tournons-nous dans de tels moments ? En quelles institutions, en quelles personnes pourrions-nous avoir assez confiance pour pouvoir leur ouvrir et les laisser entrer quand elles viennent toquer à notre porte, les mains pleines de présents et le cœur empli d’une aimable insistance à vouloir résoudre ce qui cause tant de souffrance chez tant de monde ? Qui fera le premier pas vers la possibilité d’un tel moment ? Celui qui a été blessé ? Celui qui a blessé ? J’essaye ici de défendre l’idée qui ce n’est à aucun des deux de le faire ; que c’est n’importe qui sauf eux.

L’absence d’endroit où aller, ou auquel être amenée, cette absence d’un village pour nous aider à traverser les épreuves que toutes les relations humaines rencontrent inévitablement est peut-être l’une des pire pauvretés de notre temps. Une autre question que nous devons nous poser, si nous ne pouvons pas répondre à la première, est la suivante : « Si personne ne le fait, alors quel impact cela aura sur notre culture ? ». Et aussi, peut-être, « Qu’est-ce que cela nous a déjà coûté, de n’avoir personne capable de s’avancer dans ces moments-là ? ». Enfin, et c’est peut-être une question plus importante encore : « Qu’arrive-t-il à une culture quand il n’y a nulle part où aller, et personne vers qui se tourner, et personne même pour inciter à se tourner vers quelqu’un ? ».

Si l’on prend la question depuis un autre angle, on peut enfin se demander : « Qu’est-ce qui nous manque, et qui rend cette recherche de soutien et de résolution impossible à l’heure actuelle ? ». Je ne sais pas où aller à partir de là mais je sais que, si nous voulons créer des communautés vivantes de leur culture, il n’est pas possible d’éviter ces questions-là.

« Le mal est fait. Qui va retisser les liens ? »

Ce n’est pas qu’une question. C’est l’une des graines à partir desquelles ont pu germer les plus belles et les plus solidement enracinées de toutes les cultures humaines. Mais qui va la planter ?