L’absence du village rend incommensurablement plus probable le fait que vous fassiez du mal à quelqu’un au cours de votre vie. Le mal peut venir de quelque chose que vous faîtes, ou de quelque chose que vous refusez de faire. De quelque chose dont vous vous découvrez avec horreur capable de faire, ou de quelque chose que vous vous découvrez, peut-être avec plus d’horreur encore, incapable de faire.
Il est presque impossible d’exagérer l’importance de ce phénomène, que nous comprenons intuitivement, et à quel point il nous affecte. On dit souvent qu’il faut tout un village pour élever un enfant. Mais il faut aussi tout un village pour mettre fin à l’enfance de ces petits êtres qui préféreraient rester immatures pour toujours, pour fabriquer leur humanité et leur sens du village à partir de l’égoïsme qui convient aux enfants. Parce que nous vivons dans une culture où la fin de l’enfance n’est pas travaillée, où l’initiation à l’âge adulte n’arrive jamais, nous vivons avec moins d’humanité. Ce que nous avons, c’est des enfants sans initiation habitant des corps d’adultes, vivant côte-à-côte, chacun dans son appartement, et qui, parfois, s’installent à la Maison Blanche.
C’est ça que nous avons aujourd’hui. Pas des villages, des milieux. Pas de vraies communautés, juste des réseaux. Nous sommes si absolument et complètement libres et détachées des anciens, du monde non-humain, de l’invisible – de tout ce qui pourrait nous accorder notre humanité. Et comme si tout cela n’était pas assez terrible, il y a bien pire encore : le démantèlement du village et de la vie communautaire nous prive également des moyens par lesquels il serait possible de reconstruire ce même village et ces mêmes communautés. C’était le village qui, après que quelqu’un ait fauté, intervenait pour s’assurer que la personne blessée soit mise en sécurité et que ses soins soient assurés, que celui qui avait commis la faute rende des comptes et c’est le village qui, dans son ensemble, décidait des moyens par lesquels sa propre complétude pouvait être restaurée. Chaque infraction – chaque mensonge, chaque acte abusif, chaque négligence, était une déchirure dans le tissu de la vie commune et je pense que celles qui nous ont précédées savaient que les choses peuvent être trop déchirées ; qu’on peut atteindre un point où la réparation devient si improbable qu’elle est, en pratique, impossible.
L’absence d’appartenance nous a mené à construire un monde auquel personne ne voudrait appartenir. Le besoin de le fuir construit un monde duquel tout le monde voudrait fuir. Notre volonté de changement est ce qui nous fait reproduire toujours la même chose. Et je pense que c’est précisément, dans les civilisations dominantes de ce monde, l’endroit où nous nous trouvons. Les causes même de notre inhumanité empêchent le retour de notre humanité. Les mêmes choses qui déchirent la toile fragile de nos amitiés nous empêchent, en même temps, de nous retisser ensemble. La civilisation dans laquelle nous vivons ne façonne plus des humains, elle laisse des enfants grandir, puis elle leur donne les commandes. C’est le cercle vicieux dans lequel nous nous trouvons. L’inhumanité produisant plus d’inhumanité. Des gens abîmés s’abîment entre eux, puis ils abîment la possibilité de restaurer ce qui a été abîmé.
Mais je vais vous dire ce qu’on voit depuis l’intérieur, du point de vue de ceux qui en bénéficient le plus et dont l’équipe de com’ est super efficace : on voit quelque chose qui ressemble à du progrès. On voit Internet et Facebook, Netflix et les meilleures séries télé que l’on ait jamais vues. On voit un approvisionnement régulier de la drogue de son choix. On voit des voyages pas cher n’importe où dans le monde, et des aménagements spécialement prévus pour les touristes. On voit des smartphones et des autoroutes bien bétonnées et bien droites. Des autoroutes qui ressemblent à des smartphones et des smartphones qui ressemblent à des autoroutes. Ce qu’on voit ressemble aux plus beaux rêves de Platon et d’Aristote enfin réalisés.
Et quand on voit tout ça, et à quel point tout ceci est beau et bon, alors on se dit que tous nos dysfonctionnements doivent probablement venir de nous. Et la solution, nous assure-t-on, est de travailler sur nous-mêmes, encore et encore. La salvation se trouve sur le tapis de yoga. Ou, pour les plus perceptifs, évolués et avancés, sur le coussin de méditation, par une introspection encore plus égocentrée, du type « abandonne ton corps à la recherche du vrai Toi ». Ou prends cette pilule. Ou suis cette méthode. Par toi-même. Mais faire les choses par soi-même n’est pas la solution, c’est la pleine expression du très, très profond et ancestral traumatisme qu’est le démantèlement du village. C’est le problème essayant de se résoudre en créant encore plus de lui-même. Et pourtant, chaque jour, tant d’entre nous sont encouragées à se prosterner devant l’autel du Self, assis sur le trône autrefois occupé par Dieu, avec le DSM là où jadis était la Bible.
Et quand on fait du mal, et bien sûr qu’on en fait, la réponse est celle de cette culture individualiste et puritaine dont on nous dit qu’elle est l’aboutissement de quatre milliards d’années d’évolution. C’est punir. C’est exciser la part offensante et s’en débarrasser. Ce qui éclate d’autant plus nos milieux. Comme il n’y a pas de communauté pour s’occuper de la guérison, on se retrouve avec encore moins de communauté. Et ce moins de communauté est encore moins capable de produire la guérison dont on a tant besoin, et tout s’écroule encore plus.
Et je ne sais pas où est-ce qu’il faudrait tourner pour prendre la direction opposée, mais je sais que ça a rapport avec le sens du village. Je sais que ça commence par l’intention de restaurer la complétude plutôt que d’assurer la pureté. Je sais que ça commence par repenser la sécurité, non pas comme venant de l’absence de ce qui pourrait nous blesser, mais comme s’obtenant en améliorant notre relation à leur présence. Par arrêter de nous laver les mains avec le savon anti-bactérien de la salvation.
Je sais qu’il faut être prêt à être démoli, à avoir le cœur brisé, en regardant toutes les choses qui nous ont été faites et que l’on a faites, tout ce qui ne nous a pas été fait et que l’on a pas fait pour les autres. Parce que c’est par là que ça commence. Je sais que ce n’est qu’avec un deuil immense et un remords terrible que l’on peut prendre pleinement conscience de comment les remous provoqués par les déchirements de nos vies individuelles et collectives (« collectives », mais pas « communes ») se sont écrasés sur les rivages de gens que l’on disait admirer. Je sais que ça passe par être prête à se lever et à se barrer de cet autel de solitude sans savoir déjà ce que l’on pourrait vénérer d’autre, ou même ce que vénérer pourrait bien vouloir dire maintenant. Je sais que ça passe par arrêter de s’enfuir, et par arrêter d’envoyer celles et ceux qui ont causé du mal sur les routes, hors de la ville, jusqu’à la prochaine ville où ils feront la même chose à encore plus de gens parce qu’ils n’auront jamais guéri de ce qui les avait amené à faire du mal en premier lieu.
Peut-être que ça commencerait par, à la place, poser notre regard sur ces autoroutes qui ont rendu si facile d’obtenir ce que l’on veut et si difficile d’avoir accès à ce dont on a besoin. Puis on les déchirerait pour les remplacer par des arbres fruitiers, dans l’espoir d’une vie plus difficile mais plus humaine, où la richesse ne viendrait pas de la croissance, mais de l’approfondissement, et où l’on troquerait notre liberté contre de véritables amitiés. Et peut-être que c’est ça, finalement, la véritable liberté.
Je ne sais pas si vous êtes avec ou contre moi là-dedans, mais je suis content que vous soyez en vie, aujourd’hui, et qu’on ait la possibilité de faire quelque chose de tout ce mal que j’ai fait, et que vous avez fait, et qui a été fait bien avant que l’on soit entrés en scène, et de faire naître autant de beauté que possible dans le temps qui nous est accordé ici.
Puissiez-vous recevoir la force et le soutien nécessaire à faire nourriture de vos hontes les plus profondes, et à les servir à celles et ceux qui viennent, pour ne pas qu’ils dévorent le monde comme vous l’avez fait. Puissiez-vous voir, de très loin si nécessaire, les gens qui vous ont fait du mal avoir le cœur déchiré par ce qu’ils vont on fait lorsque les conséquences viendront frapper leurs propres rivages, puis devenir les plus grands défenseurs des gens comme vous. Puissions-nous toutes et tous recevoir un petite portion de rédemption, et puissions-nous la distribuer à foison, et la déposer au pied de ce foyer qui est encore à construire ; dans cet endroit qui, pendant trop longtemps, n’était nulle part, mais qui, avec ces premières pierres, devient pour nous « quelque part ». Puissent les gens s’y rassembler pour supporter le froid, et puisse-t-il y avoir de belles conversations devant cet âtre, ce feu de joie fait de nos enfances consumées, sur comment serait-il possible de faire les choses différemment. Puissions-nous toutes se voir accordées des vies assez longues pour nous y retrouver ensemble, non pas dans la gloire des héros, mais dans la défaite, vaincues par la liberté, le progrès et l’infini potentiel que avons cru vouloir un jour.