Note de l’auteur : Cet article peut faire émerger des émotions puissantes. Je vous conseille de vous asseoir et de vous poser ou de méditer avant de commencer la lecture. Je vous encourage à lire lentement, en surveillant vos réponses corporelles. Si vous vous sentez suractivé·e·s physiquement, je vous recommande de vous apaiser avec du contact doux. Vous pouvez aussi vous entourer de choses douces, comme un animal en peluche ou une couverture.
Avant de me lancer dans une analyse des problèmes posés par la culture du call-out, je voudrais d’abord reconnaître que la pratique du call-out vient de mouvements qui ont ressenti la nécessité de dénoncer publiquement les oppressions qu’ielles subissent. Je suis convaincu, sans aucune réserve, que cela a été, et est toujours, un facteur majeur de changement social.
Ce dont je veux parler, c’est de pourquoi cette pratique du call-out devient problématique à partir du moment où elle est normalisée dans notre communauté, et que s’installe une « culture du call-out ».
Allons-y.
Par « culture du call-out », j’entends un ensemble d’attitudes qui, dans les milieux militants, participent à créer un environnement dans lequel il n’y a aucune forme de limites ou de responsabilités pour la personne lançant un call-out, et il n’y a aucune autre réaction moralement acceptée, pour la personne se faisant call-out, que d’accepter tout ce qui se passe pour ne pas être accusée d’être plus abusive encore.
Il semblerait qu’un peu partout sur Internet, des gens commencent enfin à en avoir marre de l’hypervigilance en vigueur dans les communautés militantes. Deux articles en particulier ont circulé récemment : « Pourquoi j’ai commencé à avoir peur de mes camarades militant·e·s », par Frances Lee, et « Sur l’abus de position subalterne », par Andi Grace¹, semblent avoir capturé une frustration latente qui monte depuis quelques temps. Il y a également The Firebrand Witch, qui a écrit un article posant des questions similaires² :
« Il semblerait que nous nous soyons emparé·e·s de stratégies militantes aggressives qui avaient été précédemment utilisées (parfois avec succès) pour s’opposer à des institutions ou à des personnes qui étaient matériellement et indubitablement en nette position d’autorité, et que nous ayons commencé à nous en servir pour des conflits interpersonnels dans les communautés militantes. »
En réponse aux préoccupations qui ont été soulevées, je voudrais simplement proposer d’analyser la culture du call-out du point de vue de la thérapie somatique (centrée sur le corps), et montrer les mécanismes par lequel elle nous traumatise, de quelque côté du call-out que l’on se trouve.
Avant de débuter cette exploration, je ressens le besoin de préciser qu’une critique de la culture du call-out n’a rien à voir avec le fait de juger telle ou telle situation particulière, et de dire que la personne qui a dénoncé tel ou tel abus a bien ou mal fait. Les call-out ne se ressemblent pas tous.
Certains sont profondément respectueux et compatissants. D’autres sont sévères, mais transformateurs. D’autres encore sont punitifs, relèvent de dynamiques de harcèlement et manquent complètement d’éthique et d’intégrité. Et il y a une très large zone grise. Mais ce n’est pas mon sujet. Ce que je veux dire, c’est que le climat général créé par la culture du call-out encourage la traumatisation.
Je voudrais dire aussi que le fait qu’un call-out soit « mérité », au sens punitif du terme, n’empêche pas qu’il puisse être traumatique, d’un côté comme de l’autre. Nous débattons souvent de si telle ou telle personne mérite un certain type de traitement, mais le fait est que notre système nerveux se fiche pas mal de savoir si tel ou tel type de traitement est justifié dans la situation. Le passage suivant, de mon amie Andi Grace, témoigne de son expérience de la culture du call-out³ :
« … même quand mon cerveau comprend la nécessité des call-outs, la même vérité inconfortable subsiste : mon corps ne sait pas faire la différence entre me faire rembarrer dans une culture du viol patriarcale, et ce que ça me fait d’être call-out avec agressivité (que le call-out en lui-même soit complètement légitime ou qu’il soit inutilement violent). »
C’est une vérité à laquelle il peut être incroyablement inconfortable de faire face. Mais, même si ces idées semblent dangereuses au premier abord, il nous faut supporter cet inconfort et faire face à nos propres démons, en tant que communauté, si nous voulons nous montrer responsables de nos actes.
Une des premières erreurs faites par les thérapeutes qui ont travaillé sur le trauma a été de travailler en-dehors de la fenêtre de tolérance et d’encourager le relâchement brutal d’émotions dans un but cathartique. La « fenêtre de tolérance » est un concept de psychothérapie somatique sous-tendu par l’idée selon laquelle le corps possède une zone de confort, en terme d’excitation, depuis laquelle il peut intégrer de nouveaux apprentissages. Trop excité, le corps bascule en mode « fight or flight » (il se prépare au combat ou à la fuite). Trop inhibé, celui-ci « freeze » (il se fige).
C’est pourquoi les différentes psychothérapies somatiques ont adopté une approche nommée « titrage ». L’idée – formulée pour la première fois par Peter Levine, le fondateur de Somatic Experiencing – est de relâcher les émotions liées au trauma graduellement, un peu comme quand on ouvre avec précaution une bouteille de soda qui aurait été trop secouée. Nous faisons cela parce que sortir de notre fenêtre de tolérance et décharger violemment notre colère dans un environnement où elle n’est pas contenue fait courir un risque de retraumatisation.
On voit bien le problème de la culture du call-out. Elle ne place aucune borne, ni sur la manière dont la personne lançant le call-out exprime ses émotions, ni sur ses actions, car il est considéré inapproprié de placer de telles limites, depuis une position de privilège, à une personne dénonçant une injustice. Cela encourage des normes collectives dans lesquelles nous nous retraumatisons par des relâchements émotionnels violents. De plus, la plupart des call-outs ont de grandes chances de rencontrer une certaine quantité de résistance, qui ne peut qu’aggraver la situation. Cette résistance est naturelle, parce que l’énergie avec laquelle nous lançons le call-out va inconsciemment activer les réactions de survie de l’autre personne. Si nous sommes déjà hors de notre fenêtre de tolérance, où au bord de celle-ci, cela peut nous renvoyer dans une spirale de retraumatisation.
Nous pourrions dire, à cet endroit-là, que la personne qui se fait call-out mérite de l’être et qu’elle ne devrait donc pas résister, mais, franchement, cela n’a aucune espèce d’importance. Les systèmes nerveux ne font pas la différence entre être call-out pour une bonne raison et être tout bêtement agressé par quelqu’un, et tout ceci se produit inconsciemment. Voilà la réalité. Quand nous commençons à regarder comment le système nerveux fonctionne réellement, les approches punitives de la justice commencent vite à montrer leurs failles.
Nous sommes réactivé·e·s lorsqu’un catalyseur quelconque provoque le relâchement d’énergies émotionnelles enfermées en nous par le trauma. Par exemple, quelqu’un dit quelque chose qui semble témoigner d’une méconnaissance des dynamiques de genre, et notre corps le ressent comme étant une menace extrême. Être blessé·e, en tout cas tel que j’utilise le terme ici, c’est quand ce qui nous fait souffrir ou nous traumatise est ce qui est en train de se passer dans le présent. Par exemple, quand notre corps se sent attaqué parce nous sommes en train d’être agressé·e verbalement. Même si la réactivation et la blessure sont liées, et qu’elles peuvent parfois survenir en même temps (par exemple, lorsque nous subissons une agression qui nous réactive et nous fait revivre des expériences passées), ce sont tout de même deux choses différentes.
La différence peut être subtile, et les situations sont parfois complexes, mais il est tout de même important de voir cette différence. Dans la culture du call-out, qui confond souvent réactiver et blesser, les normes tendent à justifier et à légitimer le relâchement massif d’émotions violentes, causant souvent la retraumatisation de la personne lançant le call-out. Il y a aussi, connectée à tout cela, la question plus large de savoir si, oui ou non, nous pouvons prendre la responsabilité des émotions des autres, même quand nous avons fait du mal. Je veux dire par là que le chemin de chacun·e vers la guérison lui appartient, et qu’essayer de contrôler l’état émotionnel de quelqu’un en se montrant responsable auprès de lui ou d’elle peut déraper vers la dynamique de contrôle ou d’abus.
Voici l’endroit inconfortable que nous avons à contempler et à traverser émotionnellement, en tant que communauté, pour pouvoir repenser ce à quoi la justice et la responsabilisation pourraient ressembler si nous l’approchions depuis l’angle du trauma.
Enfin, je voudrais faire remarquer qu’il peut être très difficile de faire la différence, à chaud, entre être blessé·e et être réactivé·e. C’est dans la nature même du trauma que de créer la confusion entre les deux. Quand nous sommes réactivé·e·s, nos corps vivent la même chose que si la menace était réellement présente. C’est un endroit de vulnérabilité, où agentivité et responsabilité sont des équilibres fragiles, et dans lequel nous méritons tous·te·s de la compassion.
La culture du call-out crée les conditions idéales pour des traumatisations de masse. Le facteur principal dans la traumatisation est le sentiment de n’avoir aucun échappatoire. Quand notre système nerveux autonome ressent une menace, mais décide qu’il n’y a aucun moyen de lui échapper, il « freeze », coupe les systèmes et nous paralyse pour mieux supporter la blessure ou atténuer les souffrances de la mort. Ce qui bloque dans notre corps nos énergies émotionnelles et, donc, crée du trauma. La norme dans les communautés militantes est : quand quelqu’un te call-out, tu dois simplement accepter tout ce que cette personne dit ou fait, sous peine de risquer encore plus d’exclusion sociale. Cela crée les conditions idéales pour du « freeze ». Voici comment les call-outs peuvent profondément nous traumatiser.
Comme je l’ai déjà dit, cette discussion n’a rien à voir avec si telle ou telle personne « mérite » un tel traitement au sens punitif du terme. Je vous dis juste ce qui est vrai pour le système nerveux, ou du moins ce que j’en sais. Comme dans l’exemple d’Andi tout à l’heure, ce n’est pas juste parce que vous considérez qu’un call-out envers vous est légitime que vous êtes moins traumatisé·e par ce qui est en train de vous arriver. Ce sont deux choses différentes.
Si tout ceci entre en conflit avec votre vision de la justice, je peux vous proposer de regarder comment la justice fonctionne dans nos communautés, et nous demander si c’est vraiment ce que nous voulons. Soyons honnêtes. Ne sommes-nous pas en train de reproduire un état policier ? Des chasses aux sorcières ?
Et, franchement, la culture du call-out n’est pas compatible avec une approche intersectionnelle. La culture du call-out transforme nos conversations en affrontements sur des enjeux basés sur un axe unique d’oppression, alors qu’il n’existe pas, dans la vie, de moments qui n’existent que sur un seul de ces axes. Elle ne peut pas incarner le genre de réciprocité, de complexité et de présence que nous réclame l’intersectionnalité. Voilà comment elle amène à des déchaînements d’une quantité obscène de violence entre pairs qui traumatisent à la fois la personne qui lance le call-out et celle qui se fait call-out.
Comme vous pouvez le voir, la culture du call-out est profondément validiste et incompatible avec la fin des dynamiques oppressives dans leur ensemble. Alors, pourquoi la défendons-nous ?
En lisant tout cela, vous pouvez avoir ressenti une profonde résistance à ces idées. Il est possible que vous ayez participé à des call-out qui ressemblent à ceux dont nous parlons. Ou que vous vous sentiez terrifié·e·s par la colère qui pourrait bouillonner en vous à l’idée que vous ayiez souffert indignement sans avoir pu vous faire entendre. J’ai été sans aucun doute des deux côtés de la frontière, donc je sais ce que vous traversez, et j’accueille avec douceur toutes les émotions que vous vivez. Mais indépendamment d’à quel point vous pouvez trouver ces idées dangereuses, le système nerveux autonome est ce qu’il est. Et des normes sociales qui ne font pas honneur à la réalité de nos corps sont fondamentalement oppressives.
Pour que les choses changent, il y a certains principes que, je pense, nous devrions honorer dans notre manière quotidienne d’interagir les un·e·s avec les autres. Mais, comme tout ce que j’écris, sentez-vous libres de prendre ce qui fonctionne pour vous et de lâcher ou réévaluer ce qui n’a pas l’air de marcher.
Quand vous êtes la personne qui a été activée ou blessée : Ralentissez. Maintenez votre engagement à agir depuis votre fenêtre de tolérance en prenant le temps et l’espace de prendre soin de vous. Prenez le temps de voir quelle approche est la plus adaptée à votre bien-être et à votre guérison. Il ne s’agit pas d’ouverture ou de soin accordé à l’autre, il s’agit de prendre profondément soin de vous en évitant les situations où vous pourriez vous retraumatiser.
Quand vous êtes la personne à qui les reproches sont faits : Ralentissez. Maintenez votre engagement à agir depuis votre fenêtre de tolérance en prenant le temps et l’espace de prendre soin de vous. Restez ouvert·e à l’autre et corrigez votre comportement, mais aussi prenez le temps de discerner ce qu’il vous semble juste de recevoir. Sachez faire la différence entre valider les émotions de quelqu’un d’autre et s’aplatir devant ses demandes.