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Calling-to

Une proposition de protocole alternatif pour les communautés militantes

Depuis le tout début, le Groupe de Coaching pour Allié·e·s Authentiques, un programme que j’ai créé pour soutenir les blanc·he·s à développer des relations saines d’allié·e·s à la lutte antiraciste, s’est présenté ouvertement comme un lieu sans call-out (ni call-in, d’ailleurs). J’avais posé ce principe pour le groupe dès le début, parce que je considérais qu’il était extrêmement important pour les blanc·he·s de se sentir en sécurité les un·e·s avec les autres. Dès mes premières conversations avec elleux, il m’est apparu qu’ielles étaient nombreux·ses à ne pas se sentir à l’aise à l’idée de parler de racisme ensemble parce qu’ils avaient peur du risque de call-out (et de call-in).

En fait, c’était la principale raison pour laquelle les conversations autour de la race n’avançaient pas dans les communautés militantes blanches, malgré les appels réguliers venant des racisées pour qu’elles travaillent ces questions en interne.

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Le fait est que, lorsque nous sommes en communautés, nous ne pouvons pas éviter de nous réactiver les un·e·s les autres. Nous allons réactiver et nous allons être réactivé·e·s. L’enjeu autour de la gestion des triggers en communauté est le suivant : nous ne sommes pas individuellement responsables du poids des traumas émotionnels et culturels que les autres doivent porter, et pourtant, nous avons la responsabilité de prendre soin les uns des autres, d’apprendre à nous connaître, et d’adapter nos comportements en faisant attention les unes aux autres.

Dans cette optique, je considérais que les call-out (comme les call-in, d’ailleurs) posaient problème car ils instaurent un cadre dans lequel une personne qui a « raison » corrige une autre qui a « tort » et lui demande de changer. Je crois que, au vu du prix à payer pour avoir tort dans les systèmes éducatifs et judiciaires patriarcaux et capitalistes, communiquer de cette manière aggrave excessivement les situations, particulièrement lorsque l’on souhaite créer des communautés résilientes. C’est pourquoi j’ai voulu établir un protocole avec l’espoir qu’il pourrait permettre d’atteindre deux buts d’égale importance :

  1. Intégrer de nouvelles connaissances sur les traumatismes sociaux, et permettre à la personne qui a été réactivée de se sentir entendue.
  2. Ne pas ostraciser, silencer ou rabaisser la personne qui aurait pu dire ou faire quelque chose qui a réactivé quelqu’un d’autre. Le problème, c’est que je ne savais pas encore à quoi un tel protocole pourrait ressembler. Donc le groupe a commencé à exister en ayant en tête ce qu’il ne fallait pas faire, mais sans savoir ce qu’il fallait faire – ce qui est quelque chose de très courant dans le travail militant.

L’engagement du groupe pour maintenir le principe de fonctionner sans call-out ni call-in a été formidable. Il nous a amené, inévitablement, à fonctionner sans boussole lorsque quelqu’un était réactivé par quelque chose que quelqu’un d’autre avait dit ou fait. Mais, à travers ces épreuves, une grande sagesse collective s’est développée. J’aimerais saisir cette opportunité pour rendre compte à la communauté en général du travail que nous avons fait, et pour proposer officiellement un protocole de communication pour le Groupe de Coaching pour Alli·é·s Authentiques tel qu’il existe à l’heure actuelle, basé sur ce que nous savons de nos fonctionnements corporels.

Avant de commencer, je voudrais signaler que, pour autant que je sache, les idées que je présente font écho à la manière dont les communautés indigènes à travers le monde ont fonctionné pour ce qui est des conflits interpersonnels. Je voudrais profiter de cet instant pour honorer les puits de cette sagesse qui existent en ce monde. Je voudrai témoigner de la reconnaissance et de l’espoir qui me viennent quand je pense à comment nous sommes tou·te·s intimement connecté·e·s.

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Le protocole que je voudrais proposer est nommé « calling to ». Plutôt que de dénoncer (call-out) ou de confronter (call-in), il s’agit de faire savoir (call to) ce qui est en train de se passer, sans jugement. Voici un résumé rapide d’à quoi cela peut ressembler. Veuillez noter que ce ne sont que des indications, qu’il est possible d’adapter à différents contextes pour prendre en compte des facteurs comme le privilège, le temps, l’énergie et l’espace. De plus, je vois le « call to » comme une pratique vouée à s’intègrer dans notre vie quotidienne, de manière à devenir, au final, spontanée et sans format défini.

  1. Il y a une sensation d’inconfort dans notre corps.
  2. Prenons le temps de remarquer ces sensations inconfortables, sans avoir besoin de faire quoi que ce soit dans l’immédiat. Est-ce de la tristesse, de la colère, de la peur ?
  3. Se demander : à quelles expériences de mon vécu ces sensations et émotions sont connectées ?
  4. Offrir à l’autre, ou au groupe, et dans les limites de ce qu’il est sain pour nous de dévoiler, ce que l’on observe.
  5. Il peut même être utile de dire : « J’observe X. Voici ce qui m’arrive ». Nous pouvons soit attendre une réponse, soit envoyer intentionnellement une invitation à nous soutenir.

Au fond, le « call to » est une pratique qui consiste à réagir à une situation qui serait normalement considérée comme conflictuelle par l’ouverture et le maintien d’un espace pour la résoudre. Même s’il peut sembler contre-intuitif de répondre à une blessure de manière aimante et bienveillante, je le pense comme étant ultimement une pratique de compassion pour soi-même en premier lieu. En réalité, « calling to » commence par ouvrir un espace pour soi-même.

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J’ai remarqué, dans mon expérience personnelle comme professionnelle, que le call-out comme le call-in sont en lien avec des sentiments de honte : nous vivons nos émotions réactivées de tristesse/colère/peur comme étant pénibles pour l’autre et craignons, donc, qu’elles soient rejetées. Cela peut rajouter une certaine agitation dans nos interactions et contribuer à l’escalade, parce que nos émotions commencent à monter avant même qu’elles aient été exprimées. Cela peut être particulièrement dommageable lorsque nous parlons depuis une position moins privilégiée – quand les choses s’échauffent, c’est généralement la personne qui a le moins de pouvoir dans la situation qui va le plus en souffrir. Avec le « call to », nous pouvons rencontrer les émotions qui surviennent en nous et les traiter, non pas comme des problèmes, mais comme des invitées qui viennent apporter leur sagesse à l’apprentissage collectif.

Un des aspects les plus puissants du « call to » est qu’il peut aussi être un protocole pour réagir aux call-out et aux call-in. Le droit à parler de notre propre expérience n’est pas dépendant du fait d’avoir raison ou tort. De plus, il ne met pas l’autre en tort puisqu’il ne s’agit pas de répliquer (ce qui peut souvent nous amener à occuper l’espace).

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Enfin, je veux reconnaître que :

  1. « Calling to » est une manière de communiquer incroyablement vulnérabilisante et intime. C’est très certainement quelque chose qui réclame de la pratique et qu’il est plus facile d’appliquer dans les situations où il y a déjà une certaine confiance de base.
  2. « Calling to » est une pratique personnelle dans laquelle nous nous engageons parce que nous la comprenons comme une manière de communiquer qui manifeste de la compassion pour nous-même. Ce n’est pas du tone policing (ou du tone-shaming), qui provient d’attentes imposées de l’extérieur.

Bonne chance !