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Binarités dans le récit du pouvoir et du contrôle

Explorer d’autres manières de voir les hommes
qui ont fait le choix d’être abusifs dans le cadre intime

J’ai travaillé pendant des années avec des hommes qui avaient fait usage de violence contre leurs compagnes. Pendant tout ce temps, j’ai utilisé le récit du pouvoir et du contrôle comme un métarécit capable d’expliquer à lui seul l’ensemble de la violence conjugale.

L’histoire du pouvoir et du contrôle raconte que les hommes veulent, utilisent (on dit qu’ils « emploient des tactiques ») et obtiennent du pouvoir et du contrôle en maltraitant leurs compagnes [Pence & Paymar 1993, Paymar 2000, Emerge 2000]. Cette histoire est souvent racontée au moyen de la Roue du Pouvoir et du Contrôle [Pence & Paymar 1993].

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Roue du pouvoir et du contrôle (source declicviolence.fr)

Petit à petit, néanmoins, j’ai dû reconnaître que cette histoire, en tant que métarécit, échouait souvent à incorporer les histoires diverses, complexes et contradictoires que les hommes me racontaient au sujet de leurs comportements abusifs¹. Ces autres histoires, au même titre que celle du pouvoir et du contrôle, semblent importantes à considérer pour mettre fin aux violences conjugales. Dans certaines de ces histoires, les hommes sont désireux de relations aimantes et respectueuses, ou vivent des expériences d’injustice ou d’impuissance. Certaines histoires parlent de leur honte, d’autres parlent de leurs peurs. Croyant en l’importance de l’histoire du pouvoir et du contrôle, je n’accordais aucune valeur à ces autres histoires.

Rétrospectivement, je crois que c’était dû en partie à l’influence de la pensée binaire, qui m’empêchait d’accepter toute histoire contredisant celle que j’utilisais. De même, je n’avais pas conscience d’à quel point la masculinité dominante² influençait, et ma pratique, et ma vision des hommes violents.

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Plus récemment, j’ai commencé à utiliser la pratique thérapeutique développée par Alan Jenkins [1990, 1991, 1994, 1996, 1997, 1998]. À travers cette approche, je me suis éloigné de la pensée binaire pour aller vers plus de reconnaissance, dans mon travail, de la valeur des récits multiples, complexes et contradictoires sur la violence conjugale³. J’ai ainsi réussi à réduire l’influence de la masculinité dominante, à la fois dans mes pratiques d’intervention et dans la manière dont je regarde ceux avec qui je travaille. Cet article se base sur mes propres expériences, mais aussi sur des recherches qualitatives que j’ai menées auprès d’autres conseillers et conseillères qui utilisent l’histoire du pouvoir et du contrôle dans leur travail auprès d’hommes violents [Augusta-Scott 1999].

Contexte historique

L’histoire du pouvoir et du contrôle est un produit de la lutte du mouvement des femmes battues, qui s’est constitué en opposition aux réponses pénales et psychothérapeutiques qui étaient alors apportées à la violence conjugale.

Les interventions thérapeutiques y étaient souvent perçues comme complices des hommes, leur permettant de se dédouaner de leur violence plutôt que de les pousser à faire pleinement face à leurs comportements abusifs. Elles étaient accusées d’encourager les discours déresponsabilisants des hommes en suggérant que leurs comportement maltraitants étaient causés, soit par leur compagne, soit par des abus dans leur enfance, des « troubles du contrôle des impulsions », une faible estime d’eux-mêmes, l’alcool, etc.

En réponse, l’histoire du pouvoir et du contrôle était centrée à la fois sur l’intentionnalité du comportement abusif de l’homme et sur sa responsabilité d’y mettre fin. Cette histoire a servi de fondation pour la création de groupes d’éducation (par opposition à des groupes thérapeutiques) qui étaient conçus pour mettre les hommes violents face à leurs actes et leur faire prendre la responsabilité de leurs comportements abusifs. La thérapie était jugée individualisante et pathologisante, accusée de dépolitiser les enjeux des violences faites aux femmes par les hommes en ne prenant pas assez en compte les dynamiques genrées qui y sont à l’œuvre. Par opposition, le métarécit du pouvoir et du contrôle était censé politiser les enjeux de la violence conjugale et mettre en relief l’influence significative des stéréotypes de genre sur la violence dans le cadre intime [Pence & Sheppard 1999].

Le mouvement des femmes battues voyait aussi le système politico-judiciaire comme inactif et impotent, abandonnant les femmes maltraitées à la violence de leur conjoint. Cette absence de réactivité était interprétée comme un exemple de comment les communautés se rendent complices des hommes violents. En mettant l’accent sur l’intentionnalité des maltraitances et la responsabilité des hommes dans celles-ci, le mouvement des femmes battues a utilisé l’histoire du pouvoir et du contrôle pour mobiliser des communautés et pousser les hommes à faire face à leurs responsabilités par l’entremise du système pénal [Pence & Sheppard 1999].

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L’histoire du pouvoir et du contrôle a été développée à partir d’expériences de femmes qui ont été maltraitées par leur conjoint. Le mouvement des femmes battues a fait reconnaître l’importance de prendre en compte les histoires de ces femmes pour penser le problème de la violence conjugale. En particulier, ce mouvement a fait reconnaître la nécessité, pour les programmes d’intervention auprès d’hommes violents, de rendre des comptes de leurs actions auprès de leurs compagnes, de respecter leur histoire et leur vision des maltraitances qu’elles vivaient ou avaient vécues. En conséquence, nombre de programmes d’intervention se mirent à contacter directement les conjointes maltraitées pour leur rendre des comptes, entendre de leur bouche leur récit des violences vécues, ou être tenus informés de toute évolution ayant lieu pendant la participation de l’homme au programme [Pence & Sheppard 1999].

Le travail du mouvement des femmes battues, en s’attachant aux rapports de force et à la responsabilisation des hommes, a mené à nombre de changements positifs dans la forme des réponses faites à la violence conjugale. Notre compréhension de ces questions en a été radicalement transformée. Grâce à ce mouvement, les travailleur·se·s sociaux·ales et les communautés réfléchissent maintenant activement à comment éviter de devenir complices de la violence des hommes.

J’ai adopté le récit du pouvoir et du contrôle en raison d’engagements que je partage avec le mouvement des femmes battues. Je maintiens ces engagements. Mais, dans cet article, je cherche à explorer certains des effets indésirables que peut avoir le fait de comprendre la violence des hommes seulement à travers l’histoire du pouvoir et du contrôle, et à présenter quelques alternatives que j’explore à l’heure actuelle. Un de ces effets indésirables est de dissimuler la multiplicité des désirs que peuvent avoir les hommes violents dans leurs vies et pour leurs relations.

Histoires sur ce que les hommes désirent

L’histoire du pouvoir et du contrôle dit que les hommes violents le sont parce qu’ils veulent du pouvoir et du contrôle. Comme bien des conseillers et conseillères que j’ai interrogé·e·s, j’ai utilisé cette histoire comme métarécit pour expliquer la violence conjugale. Cela amène les travailleurs et travailleuses sociales à définir les hommes comme voulant ce pouvoir et ce contrôle sur leurs partenaires. Ainsi, quand j’ai demandé ce que les hommes essayaient d’obtenir en battant leurs femmes, une des travailleuses sociales, Dorothy, m’a répondu :

« Maintenir leur pouvoir, leur contrôle, c’est pour ça qu’ils frappent et c’est comme ça qu’ils le maintiennent, qu’ils le gardent. Ils ne veulent pas se laisser faire, ils veulent être en charge, ils veulent être le chef et ils veulent avoir du pouvoir sur quelqu’un à tout prix – à tout prix pour eux, mais aussi pour leur partenaire, pour leurs enfants. Et parfois c’est aussi simple que ça. Ce serait vraiment bien de pouvoir le dire de manière aussi simple, mais c’est vraiment difficile pour eux de piger ça, de le comprendre vraiment. »

Même si Alan Jenkins [1990] reconnaît le désir des hommes pour le pouvoir et le contrôle, il identifie aussi chez eux le désir de relations basées sur l’amour, le respect et la proximité affective. Jenkins [1996] dit :

« La plupart des hommes que je vois ne veulent pas de relations dans lesquelles ils violentent ceux et celles qu’ils aiment. Je crois qu’ils préfèrent être, et être avec l’autre, respectueux et équitables, même si leurs comportements, en pratique, ne l’illustrent pas. »  [p. 120]

En suivant cette idée, j’ai commencé à explorer les autres histoires possibles sur ce que désirent les hommes. Bien sûr, ce n’est pas parce qu’un homme dit qu’il veut de l’amour, du respect et de l’égalité dans une relation que je vais partir du principe qu’il a une compréhension immédiate et profonde de ce que ça implique, en terme d’idées comme de comportements. Mais nommer ces valeurs est un point de départ. Les hommes vont ensuite passer le reste de leur temps dans le programme à explorer la complexité et l’importance de ces valeurs dans le développement des relations intimes. Jenkins [1990] écrit :

« Même si je respecte la parole d’un homme disant vouloir la non-violence et l’égalité, je ne vais pas la considérer comme la preuve qu’il est prêt à cesser de se montrer violent ou à modifier son comportement. Ses propos seront considérés comme un point de référence qu’il me procure, et sur lequel je vais pouvoir m’appuyer tout au long du travail thérapeutique pour comparer et mettre en relief ses actions. Je ne me soucie pas de si son discours est « sincère » – de s’il le tient parce que cela représente fidèlement ses émotions, parce que c’est la seule réponse socialement acceptable ou parce qu’il essaye de manipuler son thérapeute. Je les regarde comme des étapes vers plus de responsabilité et d’intégrité et invite cet homme à nourrir ces idées de différentes manières. » [p. 72]

Je suis maintenant convaincu qu’il est important, quand il s’agit de lutter contre la violence des hommes, de reconnaître leurs désirs de relations basées sur l’amour, le respect et le souci de l’autre. Souvent, nommer ces désirs est déjà suffisant pour que les hommes se perçoivent comme allant à contre-courant des idées traditionnelles sur la masculinité, selon lequelles les hommes ne recherchent que le pouvoir et le contrôle et ne soucient ni d’amour, ni de respect.

Par exemple, quand je travaille avec des groupes, j’invite assez vite les hommes à identifier ce qu’ils souhaitent pour leurs relations, et je note leurs réponses sur une grande feuille. Dans l’un de ces groupes, alors que la feuille était presque pleine de réponses comme « confiance », « respect », etc., un grand costaud a prudemment avancé : « je veux… de l’amour dans mon couple ». Il était sur ses gardes, parce qu’il avait peur que les autres membres du groupe ne se moquent de lui pour vouloir « de l’amour » dans son couple. Mais c’est l’inverse qui s’est passé, et le groupe a reconnu le courage dont il avait fait preuve en s’opposant aux stéréotypes virils traditionnels.

Identifier d’autres désirs masculins rend possible d’inviter les hommes à regarder comment leur envie d’amour, de respect et d’intimité est contrecarrée par leurs comportements abusifs et leurs croyances sexistes sur les relations hommes-femmes. Les hommes peuvent évaluer par eux-mêmes si leurs comportements maltraitants leur permettent d’obtenir les relations aimantes et complices qu’ils souhaitent avoir. En identifiant ces autres histoires sur ce que les hommes désirent et en évaluant leurs comportements par ce prisme, les hommes peuvent développer une motivation interne au changement.

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La pensée binaire nous avait amenés, moi comme mes collègues, à croire que les hommes voulaient soit le pouvoir et le contrôle, soit l’amour et l’égalité. Au contraire, Jenkins remarque que, souvent, les désirs des hommes sont contradictoires. Ils veulent souvent à la fois du pouvoir sur leur partenaire et, en même temps, des relations égalitaires et respectueuses. Se concentrer sur le désir des hommes pour l’amour et le respect ne veut pas dire que les hommes ne veulent pas aussi du pouvoir et du contrôle dans leurs relations.

La pensée binaire m’avait empêché de remarquer la complexité et les contradictions dans les désirs des hommes. La pensée binaire m’amenait, pour préserver l’histoire du pouvoir et du contrôle, à nier les désirs des hommes pour l’amour et le respect qui venaient contredire cette histoire. Quand des hommes nous disaient qu’ils aimaient leurs compagnes ou leurs enfants, nous pensions qu’ils n’étaient pas sincères et qu’ils cherchaient à éviter de reconnaître leurs « vraies » motivations, c’est-à-dire la recherche du pouvoir et du contrôle.

En niant les désirs des hommes pour des relations aimantes et complices, le métarécit du pouvoir et du contrôle peut involontairement perpétuer la masculinité dominante en insistant pour dire que ces hommes ne se soucient que de pouvoir et de contrôle et n’accordent aucune importance à l’amour ou au soin de l’autre dans le couple. De même, rétrospectivement, je ne réalisais pas à l’époque comment mes préjugés implicites (et parfois explicites) sur les désirs des hommes avec qui je travaillais (c’est-à-dire, qu’ils veulent du pouvoir et du contrôle et ne se soucient pas du bien-être de leur compagne et de leurs enfants) pouvaient nourrir la colère de ces hommes à mon égard. Cette colère des hommes était vue comme du « déni » ou une « tactique de contrôle » dans leurs tentatives de masquer leur désir de pouvoir et de contrôle.

Refuser de penser de manière binaire et être ouvert à la multiplicité de leurs désirs m’a permis de créer de nouvelles possibilités pour collaborer avec eux dans la confrontation de leurs comportements abusifs.

La maltraitance qui « fonctionne » ou « ne fonctionne pas »

L’histoire du pouvoir et du contrôle ne dit pas seulement que les hommes veulent du pouvoir et du contrôle, mais aussi qu’ils en usent (via des « tactiques ») et que, en se montrant violents avec leurs partenaires, ils obtiennent ce qu’ils veulent (du pouvoir et du contrôle, donc).

Dans les premiers temps d’un processus d’intervention, les hommes évitent souvent de reconnaître leurs responsabilités pour l’usage calculé, intentionnel et délibéré qu’ils font de leur violence (par exemple, en disant « j’ai juste craqué » ou « j’étais hors de contrôle »). Pour faire prendre aux hommes la responsabilité de leur usage intentionnel des comportements maltraitants, nous utilisions l’histoire du pouvoir et du contrôle pour insister sur le fait que leurs maltraitances étaient calculées, qu’ils n’avaient pas « juste craqué » et qu’ils n’étaient pas « hors de contrôle ». Dans cette perspective, les maltraitances exercées par les hommes sur leurs compagnes étaient définies comme des « tactiques de contrôle » [Pence & Paymar 1993].

De même, au début du processus d’intervention, les hommes voulaient souvent éviter d’être tenus responsables des effets des maltraitances (en disant, par exemple, « ce n’est pas ce que je voulais »). Pour faire prendre aux hommes la responsabilité des effets qu’ils obtiennent délibérément en maltraitant (du pouvoir et du contrôle), nous utilisions l’histoire du pouvoir et du contrôle pour insister sur le fait que les hommes « le voulaient vraiment », qu’ils obtenaient ce qu’ils voulaient par la violence. Nous mettions l’accent sur les effets désirables (pour eux) de leur violence et minimisions les effets indésirables. Pour mettre l’accent sur les effets désirables de la maltraitance, nous décrivions ce que les hommes obtiennent par la maltraitance en termes de « bénéfice », « retour » ou « privilèges » [Pence & Paymar 1993, Paymar 2000].

Enfin, pour décrire à la fois l’usage calculé de la violence et l’obtention par les hommes, via celle-ci, de ce qu’ils désiraient, nous disions que la maltraitance « fonctionnait ». Un des travailleurs sociaux que j’ai interrogés, Kirk, raconte :

« Les hommes cognent parce que ça marche. Ça marche. Ça leur permet d’obtenir ce qu’ils veulent. Je pense qu’on peut ramener la violence conjugale à deux motivations principales : la première est de vouloir faire faire quelque chose à sa compagne, la deuxième est de vouloir l’empêcher de faire quelque chose. Dans les deux cas, le principe de base, c’est que ça marche. »

La pensée binaire nous amenait à penser que la violence devait être considérée, soit comme « calculée », soit comme « non calculée » ; que ses effets étaient soit intentionnels, soit involontaires ; que les hommes « voulaient vraiment » ou « ne voulaient pas vraiment » maltraiter ; que le comportement abusif « fonctionnait » ou « ne fonctionnait pas ».

Même si Jenkins [1990] met aussi l’accent sur l’usage calculé et intentionnel des comportements maltraitants, en termes de ce que les hommes obtiennent par celui-ci, il trouve utile de mettre l’accent sur le fait que l’abus « fonctionne » et, en même temps, « ne fonctionne pas ». Jenkins invite les hommes à contempler en quoi ils n’obtiennent pas ce qu’ils recherchent en utilisant la violence dans un cadre intime. Les hommes sont encouragés à remarquer comment la maltraitance les éloigne des relations aimantes et respectueuses qu’ils souhaitent avoir. En les invitant à réfléchir sur la manière dont l’abus « ne fonctionne pas », les conseillers et conseillères peuvent créer un contexte plus favorable à ce qu’ils développent des motivations internes pour mettre fin aux maltraitances.

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Jenkins [1990] identifie en quoi les « tactiques de pouvoir et de contrôle » des hommes correspondent souvent à des tentatives malavisées de construire des relations respectueuses et aimantes. Pour faire « fonctionner » leur relation, ces hommes suivent souvent les stéréotypes genrés qui leur ont été appris (comme, par exemple, que les hommes doivent travailler en dehors du foyer, être rationnels et prendre les décisions, alors que les femmes doivent faire « fonctionner » la relation en servant de support émotionnel, en pacifiant les conflits et en nourrissant la relation). Ces stéréotypes genrés, influençant les hommes comme les femmes, sont souvent utilisés comme une recette censée mener à des relations respectueuses et bienveillantes. Cette recette est souvent malavisée et ne leur permet pas de vivre les relations qu’ils souhaiteraient avoir.

Le problème de croire en cette recette, c’est que lorsque la relation ne fonctionne pas et que lui est abusif, il en rejette la faute sur elle, en l’accusant de ne pas être assez attentive à la relation ou de ne pas assurer suffisamment bien la paix du foyer. Si la femme est également influencée par ces stéréotypes genrés, elle peut elle aussi se rendre responsable des maltraitances qu’elle subit et de l’échec de la relation. Quand la relation ne fonctionne pas, les tentatives malavisées de l’homme pour la réparer passent souvent par des tentatives de contrôler sa partenaire, pour l’amener à remplir ce qui est censé être sa part du contrat conjugal. Jenkins [1990] invite les hommes à constater comment cette « recette impropre » ne les conduit pas, en réalité, à la relation bienveillante et respectueuse qu’ils voudraient obtenir.

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Insister principalement sur le fait que les hommes obtenaient ce qu’ils voulaient en frappant leur compagne nous amenait, moi comme mes collègues, à être très pessimistes sur la possibilité que ces hommes puissent changer un jour. Nous émoussions involontairement leur motivation à changer en maintenant que leur violence « fonctionnait » et leur permettait d’obtenir ce qu’ils « voulaient ». Croyant que les hommes n’étaient que peu motivés à changer leurs comportements, nous pensions que nous avions à nous mettre en opposition face à eux, à les pousser au changement par la confrontation. Cette dynamique était souvent nourrie par des binarités implicites dans nos interventions qui suggéraient que les travailleurs sociaux étaient bons et les hommes mauvais ; que les travailleurs sociaux étaient dans le vrai, et les hommes dans le faux ; etc.

La pensée binaire nous amenait à refuser toute possibilité de contradiction entre les désirs des hommes et les effets de leur violence. Plutôt que d’accepter qu’il puisse y avoir une contradiction entre les désirs des hommes pour des relations respectueuses et les effets de leur violence, nous en déduisions que les hommes étaient malhonnêtes quand ils disaient avoir des intentions respectueuses. Pour maintenir l’idée selon laquelle la violence était calculée, « fonctionnait » et leur permettait d’obtenir ce qu’ils voulaient, nous suggérions, implicitement, que les hommes « savaient exactement ce qu’ils faisaient », c’est-à-dire qu’il n’y avait pas d’effet imprévu ou indésiré à la maltraitance. (Alors même que nous faisions cette implication, nous les invitions à réfléchir sur les effets de leur violence. Rétrospectivement, je dois reconnaître que, si l’on suppose que les hommes « savaient exactement ce qu’ils faisaient », ils ne devraient pas avoir besoin d’étudier les effets de leur violence – puisqu’ils sont censés déjà les connaître. Cette contradiction dans notre approche peut avoir créé de la confusion chez les hommes).

Même si leur comportement est souvent calculé, en termes d’effets de la maltraitance, souvent les hommes à la fois « savent ce qu’ils font » (à savoir, remporter une « dispute ») et en même temps « ne savent pas ce qu’ils font » (à savoir, détruire une relation). Souvent « ils voulaient faire ça » (c’est-à-dire, ils ont produit intentionnellement les effets de la violence) et, en même temps, « ils ne voulaient pas faire ça » (ils ne produisent pas intentionnellement ces effets). Quand on lui a demandé comment il avait été impacté par l’étude des effets de sa violence sur sa femme et ses enfants, un des hommes d’un de mes groupes, Daniel, a expliqué :

« Je ne pense pas avoir déjà, dans ma vie, dit quelque chose de blessant pour quelqu’un et que ce soit accidentel. Si je dis quelque chose de blessant, c’est que mon intention est de blesser cette personne. Mais avoir pu prendre conscience d’à quel point ils ont pu se sentir mal, à quel point ils ont été blessés, ça me fait voir complètement autrement ce que j’ai fait, le mal que j’ai causé, et les dommages qui en résultent… Je n’avais pas réalisé à quel point c’était mal. Je le faisais pour gagner, et je gagnais… Mais tout ce que j’y gagnais, c’était d’éloigner les gens de moi. »

Daniel décrit comment il connaissait, et, en même temps, ne connaissait pas, les effets de ses maltraitances. Il dit à la fois que « c’est bien ce qu’il voulait faire », et, en même temps, que « ce n’est pas du tout ce qu’il voulait faire ». Son témoignage illustre le caractère calculé du comportement abusif, tout en reconnaissant l’existence d’effets imprévus. Prendre conscience de ces complexités permet à un ou une travailleuse sociale de rejoindre un homme à l’endroit de ses intentions respectueuses, et d’insister sur les aspects par lesquels la maltraitance « ne fonctionne pas », afin de développer chez les hommes une motivation interne à y mettre fin, et à l’inviter à prendre de la responsabilité pour les effets de sa maltraitance, qu’ils soient voulus par lui ou non.

Histoires de puissance et d’impuissance

En cohérence avec l’histoire selon laquelle la maltraitance « fonctionne », le métarécit du pouvoir et du contrôle décrit les hommes comme ayant du pouvoir et étant en contrôle. La pensée binaire amène les conseillers et conseillères à croire qu’une personne est soit puissante, soit impuissante, et empêche les travailleurs sociaux de considérer que les hommes puissent être puissants et impuissants en même temps.

Souvent, les hommes ont du pouvoir et du contrôle dans la relation. En même temps, le métarécit du pouvoir et du contrôle nous empêchait de remarquer les expériences d’impuissance qu’ils pouvaient vivre, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du cadre des relations intimes. Pour de nombreux hommes, battre leur compagne n’apporte qu’une brève sensation de pouvoir et de contrôle sur leur relation. Souvent, cette sensation fugace est rapidement remplacée par de la honte, du dégoût de soi et un sentiment d’impuissance à transformer leur relation ou à se changer eux-mêmes. De même, de nombreux hommes avec qui je travaille ressentent une dépendance émotionnelle et sociale extrême vis-à-vis de leur compagne. Bien des hommes, désespérés, disent : « elle est tout ce que j’ai ». La dépendance sociale et émotionnelle des hommes à leur compagne provoque souvent chez eux des sentiments d’impuissance sur leur vie émotionnelle et leurs relations aux autres [Jenkins 1990].

L’histoire du pouvoir et du contrôle permet aux conseillers de voir comment les relations intimes sont des lieux de puissance pour les hommes, mais cette histoire leur empêche aussi de voir comment ces mêmes relations intimes sont aussi des endroits d’impuissance. En décrivant les hommes comme principalement puissants et en contrôle, l’histoire du pouvoir et du contrôle semble reproduire la masculinité hégémonique en ignorant les expériences d’impuissance vécues par les hommes.

Souvent, les femmes voient leur partenaire comme à la fois puissant et impuissant. Néanmoins, même pour les femmes qui ne voient leur partenaire que comme puissant (comme le suggère l’histoire du pouvoir et du contrôle), il reste possible que lui se ressente impuissant au même moment. Il peut y avoir contradiction entre comment elle le voit et comment lui se voit lui-même. Parler de l’impuissance qu’il ressent ne revient pas à nier, ni à ignorer, qu’elle peut le voir comme très puissant. Les deux ressentis peuvent exister au même moment. Souvent les hommes et les femmes ont des ressentis très différents quant à leurs relations. La pensée binaire amène les conseillers et conseillères à croire qu’ils doivent valider soit l’histoire de l’homme, soit l’histoire de la femme. Mais le fait que les expériences de la relation soient différentes ne veut pas forcément dire que les conseillers et conseillères doivent choisir de valider l’une et d’invalider l’autre. Les deux vécus différents peuvent être reconnus. Lorsqu’on se confronte à cette tâche complexe qui est de mettre fin aux violences conjugales, il est souvent plus important de faire de la place à plusieurs de ces histoires apparemment contradictoires.

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Je me suis rendu compte que mettre en valeur les ressentis de besoin, de dépendance et d’impuissance dans leurs relations intimes était important pour que les hommes mettent fin à leurs comportements violents. Amener les hommes à se distancier de ce qui est socialement attendu d’eux – à savoir, dépendre de leur compagne pour qu’elle réponde à leurs besoins socio-émotionnels – peut être important pour mettre fin aux abus [Jenkins 1990, Kaine et al. 2000]. Faire prendre aux hommes la responsabilité de leur propre indépendance sociale et émotionnelle dans les relations intimes leur donne une sensation de pouvoir et de contrôle sur leurs propres émotions et leurs relations. Cette sensation de pouvoir et de contrôle semble diminuer les maltraitances. En ignorant la dépendance des hommes aux femmes, l’histoire du pouvoir et du contrôle semble risquer de reproduire la masculinité dominante en invisibilisant la manière dont les hommes dépendent des femmes et du « travail féminin » qui est fait dans leurs vies.

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En définissant les hommes comme puissants et non impuissants, penser binairement l’histoire du pouvoir et du contrôle nous empêchait aussi de prendre en compte les expériences d’impuissance et d’injustice vécues par les hommes en dehors de leurs relations intimes. De nombreux hommes avec qui je travaille sont marginalisés par la pauvreté, le racisme et le manque d’accès à l’éducation. Nombre de ces hommes ne vivent pas les violences qu’ils commettent comme des actes qui leur apporte une quelconque sorte de « pouvoir » ou de « privilège » pérenne. L’histoire du pouvoir et du contrôle peut créer de la dissonance et aliéner nombre d’entre eux. L’histoire du pouvoir et du contrôle vue de manière binaire m’empêchait de prendre en compte le fait que pour ces hommes, battre leur compagne les faisait se sentir encore plus marginalisés [McKendy 1997, p. 168]. Un des travailleurs que j’ai interrogé, Kirk, remarque la dissonance entre l’histoire du pouvoir et du contrôle et les expériences vécues par nombre des hommes avec qui il travaille :

« Dans les groupes, je parle des inégalités de pouvoir et des inégalités raciales et je mets vraiment tout ça sur la table. Pas autant que je le voudrais, la plupart du temps, mais autant que ce que je m’en sens capable. Je suis blanc, j’approche de l’âge mûr, et je travaille en général avec de jeunes hommes noirs. Souvent, ça ne me semble pas approprié ou confortable de leur parler de pouvoir, parce que que ce sont eux dont le pouvoir est sapé brutalement et ouvertement par la société. On leur refuse des emplois, ils sont la cible de violences de la part de groupes d’hommes blancs ou non-noirs, le système pénal fait peser la loi de tout son poids sur leurs épaules, les stéréotypes sur eux abondent, et on s’attend à ce qu’ils se comportent de manière illégale ou incorrecte – une méfiance qui les suit où qu’ils aillent. Tout ça, là, c’est du racisme : les préjugés subtils, les commentaires, les petites remarques, la différence toujours marquée entre « eux » et « nous »… »

Kirk met en lumière la difficulté de simplement définir les conséquences de la violence comme « du pouvoir et du contrôle », particulièrement pour des hommes qui sont opprimés par le racisme ou parce qu’ils sont pauvres. Il remarque que la violence conjugale est une chose complexe, surtout lorsque l’histoire du pouvoir et du contrôle s’accompagne d’histoires de racisme et de pauvreté.

Répondre aux expériences d’injustice et d’impuissance

Dans les premières étapes des processus d’intervention, les hommes cherchent à se défausser de leur responsabilité en rejetant la faute de leurs comportements maltraitants sur leurs propres expériences d’impuissance et d’injustice (c’est-à-dire, pauvreté, racisme, violences dans l’enfance, etc.). Quand les hommes cherchent des causes extérieures aux violences qu’ils commettent, plutôt que d’en prendre eux-mêmes la responsabilité, il semble important d’interrompre les histoires irresponsables qu’ils sont en train de se raconter. Si un programme d’intervention laisse ces histoires être racontées d’une manière qui autorise l’homme à se sentir moins responsable des violences qu’il inflige à ses proches, alors il court le risque de devenir complice de sa violence.

Lorsque j’utilisais l’histoire du pouvoir et du contrôle de manière binaire, je n’accordais aucune valeur aux histoires que les hommes me racontaient sur leur propre vécu d’injustice et d’impuissance. Je ne voyais pas en quoi ces histoires pouvaient contribuer à mettre fin à leurs violences. Toutes ces histoires – les maltraitances subies dans l’enfance, la pauvreté, le racisme – contredisaient celle du pouvoir et du contrôle, et, en conséquence, je les excluais du processus de transformation. S’attarder sur la souffrance des hommes, leur impuissance, leur expérience de l’injustice, était vu comme prendre le risque d’excuser leur comportement.

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Au contraire, et alors que Jenkins interrompt de la même manière les histoires d’injustice et d’impuissance si elles sont racontées de manière irresponsable pour justifier les violences, il note aussi que ces histoires peuvent être racontées d’une manière qui n’excuse pas les comportements violents. En fait, Jenkins identifie en quoi de telles histoires peuvent être racontées de manière responsable, et comment cela peut être très utile pour mettre fin aux violences. Par exemple, souvent, parmi les histoires présentes dans le vécu des hommes, certaines d’entre elles les montrent en train de s’opposer à l’injustice. Bien des hommes avec qui j’ai travaillé ont essayé d’empêcher leur père de battre leur mère. Constater qu’il y a des moments dans leur vie où ces hommes ont montré une préférence pour la justice aide ces hommes à se « re-raconter » et à considérer que confronter leurs abus et en prendre la responsabilité est une démarche cohérente avec leurs propres préférences. Étudier les maltraitances qu’ils ont eu à subir peut aussi les aider à comprendre l’impact actuel de leur propre comportement abusif. De même, créer un contexte où les hommes sont capables de parler de leurs propres expériences d’injustice permet au conseiller de donner à l’homme un exemple de comment écouter et prendre en compte les effets des violences. C’est significatif, car cela peut permettre à l’homme de prendre la mesure de l’importance de rester ouvert et à l’écoute du vécu de sa compagne lié aux abus qu’il a commis.

Dans le passé, j’excluais les histoires d’injustice et d’impuissance des hommes de mes discussions avec eux parce que, comme pour mes collègues, la pensée binaire m’amenait à définir les hommes soit comme des auteurs de violence, soit comme des victimes. Du coup, nous ne savions pas comment penser et interagir avec des hommes qui seraient à la fois auteurs de violences contre leur compagne et, en même temps, victimes de violence, de pauvreté, de racisme, etc. Je pense que, si nous étions réticents à prendre acte des endroits où les hommes étaient victimes, c’est aussi parce qu’une « victime » est définie comme quelqu’un qui n’est pas responsable et n’a pas de capacité d’action [Mahoney 1997. Dans cette vision des choses, nous pensions que, pour tenir les hommes responsables de leurs actes, nous ne devions pas parler d’eux comme des victimes, en aucune manière. S’éloigner de la pensée binaire m’a permis de remarquer comment les hommes sont souvent tout à la fois auteurs et victimes, puissants et impuissants, tout en restant toujours responsables des violences qu’ils commettent.

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Je négligeais aussi les expériences d’impuissance, d’injustice et de violence subies dans leur vécu parce que je ne réalisais pas comment ces histoires pouvaient être utiles pour mettre fin aux violences commises par les hommes [Jenkins 1998]. Je pensais qu’ils n’allaient, ou ne pouvaient, que raconter ces histoires de manière irresponsable, pour excuser leurs comportements maltraitants. Nous ne savions pas comment inviter les hommes à raconter ces histoires d’une manière qui les amènerait à prendre plus de responsabilité pour leur propre violence. Un des travailleurs que j’ai interrogés, Derrick, dit avoir du mal avec la dichotomie victime/auteur et explique son désir de la dépasser :

« Je pense que nous avons vraiment besoin d’intégrer comment travailler avec les hommes comme victimes en même temps que comme auteurs de violence. J’aimerais beaucoup que nous soyons capable de trouver des manières plus saines d’intégrer ces deux aspects. Partir de l’expérience d’avoir été une victime et utiliser ça pour développer de l’empathie pour leurs victimes, comprendre l’impact de leurs comportements sur elles. Je n’ai jamais fait ça, mais je pense qu’on devrait plus prendre en compte les hommes dans leur globalité. Sinon, on sépare leurs expériences de victimes et d’auteurs, et… Il faut une intégration quelque part. Je ne suis pas sûr de comment on pourrait faire ça. »

En ne regardant les hommes que comme des auteurs de violence, la version binaire de l’histoire du pouvoir et du contrôle peut perpétuer la masculinité dominante, en insistant pour dire que les hommes ne sont pas des victimes, ne sont pas impuissants, et ne ressentent pas la douleur.

Histoires sur la honte des hommes

En racontant que les hommes obtiennent ce qu’ils veulent par la violence domestique, l’histoire du pouvoir et du contrôle nous fait penser que les hommes n’ont pas honte de cette violence. Il n’y a pas de raison de penser qu’ils puissent en être honteux, puisque, telle qu’elle est racontée, elle ne produit rien qu’ils ne désirent pas, ils « aiment ça » [Jones 1994], et ils pensent que frapper leur compagne est « leur bon droit » [Pence & Paymar 1993, Paymar 2000, Emerge 2000].

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Quand les hommes « minimisaient » la gravité de leurs maltraitances ou les « niaient », ce n’était vu que comme des « tactiques de contrôle » utilisées par les hommes pour maintenir leur pouvoir sur leur partenaire. En conséquence, nous adoptions souvent, mes collègues et moi, une posture confrontationnelle, nous opposant à eux et remettant en question leur posture « de minimisation et de déni » [Pence & Paymar 1993, Paymar 2000, Emerge 2000]. De même, les démonstrations explicites de remords, de honte et de douleur devant leur violence étaient vues comme insincères et ne reflétant que leur auto-apitoiement. Elles étaient vues comme des tentatives d’obtenir de la sympathie sans s’engager vers du changement.

Dans le passé, je n’accordais pas d’importance à la honte des hommes face à leur violence, en partie parce que j’adoptais une posture anti-thérapeutique [Mederos 1999]. Les approches orientées vers la honte des hommes étaient pensées comme thérapeutiques, et, dans ma tête, se rendaient complice de leur violence. L’histoire du pouvoir et du contrôle décrit les démonstrations masculines de honte comme des « tactiques de contrôle » que les hommes utilisent pour manipuler, non seulement leur partenaire, mais aussi les conseillers et conseillères. Se focaliser sur leur honte de manière thérapeutique était vu comme une façon de les aider à se définir comme des victimes (c’est-à-dire, comme non responsables). Je ne savais pas comment réagir à la honte des hommes tout en maintenant intacte leur responsabilité.

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Au contraire, Jenkins [1990] remarque que nombre d’hommes qui battent leur femme se sentent souvent à la fois autorisés à posséder le pouvoir dans la relation (et n’ont pas de honte à cet endroit) et, en même temps, se sentent honteux de leur violence. Jenkins reconnaît que, quand les hommes « minimisent et nient » leur violence, cela peut avoir comme conséquence de créer des récits dans lesquels ils en sont irresponsables, mais il remarque que, en même temps, la minimisation et le déni peuvent aussi être des preuves que les hommes ressentent de la honte et du remords vis-à-vis de leur violence. Bien des hommes ont appris qu’il était inacceptable de « frapper une femme ». Jenkins [1994] affirme :

« Quand les hommes qui ont commis des abus commencent à prendre de la responsabilité pour leurs actes, ils font face à de puissants sentiments de honte, de tristesse et de peur au moment où ils commencent à penser et à ressentir le mal et les dommages qu’ils ont infligés à ceux et celles qu’ils aiment. » [p. 15]

Jenkins [1998] écrit aussi :

« Ils minimisent considérablement les violences et acceptent peu de responsabilité pour leurs actes. Ces hommes sont effrayés par les conséquences probables de leurs actions, et leur posture évitante et minimisante masque un profond et pénétrant sentiment de honte. Ils s’attendent à être rabaissés par les autres et ne ressentent que peu de respect pour eux-mêmes. Leurs accès de violence, et leur mal-être subséquent, confirment à leurs yeux qu’ils sont des « minables » qui n’ont pour seule option que de fuir ce qu’ils ont fait et ce qu’ils pensent que cela dit d’eux. » [p. 165]

Contrairement aux conseillers et aux conseillères qui adoptent des postures confrontationnelles face à la minimisation et au déni, Jenkins interrompt respectueusement les histoires déresponsabilisantes et, à d’autres moments, « normalise » la minimisation et le déni comme des preuves qu’ils ressentent de la honte [Jenkins 1998]. Il invite les hommes à voir leur honte comme une preuve qu’ils n’aiment pas leur propre violence, comme un signe qu’ils ne se comportent pas d’une manière qui correspond à ce qu’ils voudraient pour leurs familles.

Histoires sur les peurs des hommes

Remettre en question la pensée binaire m’a aussi amené à reconsidérer dans mon travail la peur que peuvent ressentir les hommes. Ces considérations nécessitent de maintenir une distinction entre les enjeux de peur et de sécurité chez les femmes qui subissent, de manière régulière, de la violence physique de la part des hommes, et les enjeux de peur et de sécurité chez ceux qui la commettent. Je crois, néanmoins, qu’il est pertinent pour nous, en tant que conseillers, lorsque nous nous engageons avec ces hommes, de nous attarder sur leurs expériences de « peur » et de « sécurité »¹⁰. Considérer ces expériences, c’est remettre en question le discours dominant sur la masculinité, selon lequel les hommes « n’ont peur de rien ». Cela a aussi des implications pratiques sur la manière dont nous organisons notre travail avec eux.

L’histoire du pouvoir et du contrôle nous dit aussi que les hommes n’ont pas peur. En fait, grâce à leur pouvoir et leur contrôle, ils se sentent en sécurité dans le monde. Seules leurs compagnes se sentent effrayées et en danger. Puisque nous croyions que les hommes se sentaient en sécurité et n’étaient pas effrayés, cela ne nous posait pas de problème, dans le passé, d’organiser des groupes avec un grand nombre d’entre eux, et d’accepter de nouveaux membres toutes les semaines.

À l’inverse, Jenkins [1998] suggère que, souvent, les hommes qui sont violents avec leur partenaire ont peur. Ils n’ont pas seulement peur de perdre leur partenaire, ils ont aussi peur de ce que leur violence pourrait dire d’eux, de comment ils vont être traités, et de ce que les autres vont penser d’eux. De même, nombre de ces hommes ont subi de la violence et ont peur des autres hommes, particulièrement de ceux qui ont été identifiés comme violents. En conséquence, maintenant que nous prenons en compte la peur que peuvent ressentir les hommes, nous organisons des petits groupes qui ne sont plus ouverts à de nouveaux membres chaque semaine. Un des conseillers que j’ai interrogé, Derrick, partage ses réflexions sur la non-prise en compte de la peur des hommes :

« Le fait que les hommes puissent avoir peur des autres hommes, c’est quelque chose dont l’on ne parle pas, auquel on ne fait pas attention, je pense. En gros, on balance juste tous ces types ensemble et on ne prend pas le temps de leur demander « ça vous a fait quoi, au début, d’être avec un groupe d’hommes ? »… Je pense qu’il y a beaucoup de choses qui se passe dans leur tête, la première nuit avec vingt autres hommes. Je pense que ça doit les chambouler… Jamais on essaye de faire attention à tout ça. »

Une autre travailleuse sociale qui a été interrogée, Sarah, qui utilise l’histoire du pouvoir et du contrôle, témoigne aussi ne pas prêter attention aux peurs des hommes. Elle raconte :

« Je n’ai jamais pensé qu’ils pouvaient avoir peur des autres hommes. C’est très possible, en fait. Parfois, nous avons des hommes dans le groupe qui ne parlent pas pendant les trois ou quatre premières sessions. On doit vraiment leur arracher les mots de la bouche. Peut-être que c’est parce qu’ils ont peur des gens qui sont dans le groupe. Quelques hommes disent qu’ils sont timides. C’est comme ça qu’ils en parlent. Que ce soit une question de peur ou quoi, je ne sais pas. Ce serait intéressant à explorer. Et je pense que ceux qui parlent vraiment beaucoup sont, peut-être qu’ils sont aussi loquaces parce qu’ils essayent de gérer leur propre peur. La peur que quelqu’un d’autre ait plus de pouvoir qu’eux… Les hommes veulent faire savoir qui ils sont et signifier leur présence. Marquer leur territoire… « Je suis un mec qui en impose et vous allez m’écouter ». »

En ignorant la peur et la honte que peuvent ressentir les hommes, l’histoire du pouvoir et du contrôle peut prendre le risque de perpétuer la masculinité dominante en insistant pour dire que les hommes ne ressentent ni la peur, ni la souffrance.

Répondre aux peurs des hommes

La pensée binaire m’amenait aussi, avec mes collègues, à croire que les interventions que nous menions devaient être soit respectueuses des femmes, soit respectueuses des hommes ; que l’on devait se montrer compréhensifs soit vis-à-vis des expériences des femmes, soit vis-à-vis des expériences des hommes ; que l’on devait se soucier soit des intérêts des femmes, soit des intérêts des hommes.

En conséquence, nous pensions qu’assurer la sécurité émotionnelle des hommes équivalait à mettre les femmes en danger. Par exemple, un conseiller du programme d’intervention Emerge, David Adams [1988], a critiqué les approches thérapeutiques non-menaçantes¹¹ en arguant que « prendre le temps de créer un environnement sécurisant pour l’homme violent peut parfois vouloir dire maintenir un environnement dangereux pour sa partenaire » [p. 181]

Au contraire, Jenkins [1998] affirme que les interventions peuvent, et doivent, être respectueuses et sécurisantes à la fois pour les hommes et pour les femmes. Nous n’avons pas à choisir entre les intérêts des hommes et les intérêts des femmes : « faire passer en premier la sécurité des victimes » en empêchant un homme de battre sa femme est dans leur meilleur intérêt à tous les deux.

Mes collègues et moi-même ignorions les peurs des hommes vis-à-vis des autres hommes, aussi parce que nous nous concentrions uniquement sur la violence des hommes envers les femmes, et pensions que la violence des hommes envers d’autres hommes était hors-sujet [Schecter 1982, p.210]. Tout un ensemble d’auteurs et d’autrices [Kaufman 1987, Goldner et al. 1990] a montré que, au contraire, la violence entre hommes jouait un rôle significatif dans la construction des formes dominantes de masculinité et, de cette manière, était directement reliée à la violence des hommes envers les femmes. Les formes dominantes de masculinité soutiennent et encouragent un certain nombre de comportements dominants, comme la violence envers les femmes, la violence envers les autres hommes, l’homophobie et les pratiques compétitives. Je crois que, pour mettre fin à la violence domestique, il nous faut trouver des manières des remettre en question tous ces comportements de domination. Au sein des groupes que nous avons organisés pour les hommes qui avaient été violents avec leur compagne, en plus des conversations traitant de leur prise de responsabilité quant à leur violence, nous avons aussi commencé à parler des effets sur les hommes de la violence envers les hommes, de la compétition, et de l’homophobie. Un des moyens que nous utilisons est d’inviter les hommes à parler de la peur que leur inspirent les autres hommes dans le groupe.

En nommant leurs peurs et en mettant en place des protocoles sécurisants pour permettre de le faire, les hommes font l’expérience d’un contexte social dans lequel ils peuvent prendre le risque d’explorer d’autres manières d’être. Je crois que cela aide les participants au groupe à s’avancer vers d’autres manières d’être des hommes¹². Inviter les hommes à se demander ce que signifie pour eux « se sentir en sécurité » peut aussi être le début d’un processus au bout duquel les hommes considèrent ce que « se sentir en sécurité » pourrait signifier pour leur compagne. Encore une fois, je veille à ne pas mettre sur le même plan l’idée de sécurité pour les hommes avec la sécurité pour les femmes.

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Rétrospectivement, en banalisant et en ignorant les peurs des hommes et les effets de la violence masculine sur les hommes, nos interventions passées ont souvent perpétué la masculinité dominante. Ne pas prêter attention à leur peur des autres hommes et faire de grands groupes ouverts a notamment eu comme effet de créer un environnement menaçant pour les participants. Ce contexte encourageait les mécanismes de « minimisation, déni, et rejet de la faute » que les hommes utilisent parfois face à leur violence, à la fois pour se déresponsabiliser et pour cacher leur peur et leur honte.

Malheureusement, nous y répondions par l’opposition et la confrontation. Nous ne voyions les mécanismes de minimisation et de déni des hommes que comme de simples « tactiques de contrôle » qu’ils pourraient « abandonner » aisément si seulement ils souhaitaient vraiment renoncer à leur pouvoir et à leur contrôle. Nous ignorions que cette minimisation pouvait être reliée à des sentiments de honte ou de regret. Nous pensions que c’était en les confrontant que nous pourrions réduire la minimisation et le déni des hommes, mais, bien souvent, nous ne faisions que les enfoncer plus loin dans leurs positions, parce que, sans le vouloir, nous aggravions la peur et la honte que ces mécanismes cachaient.

Nous ne remarquions pas comment les dynamiques des groupes dans lesquels nous placions les hommes (des groupes ouverts et larges dans lesquels ils devaient affronter une opposition frontale) stimulaient les comportements mêmes que nous voulions stopper, ainsi que, du coup, les narrations d’irresponsabilité qui les rendaient dangereux. Ne pas remarquer les peurs des hommes, et nous engager avec eux de manière oppositionnelle, confrontationnelle et compétitive, a pu reproduire les mêmes comportements virils que nous tentions de changer chez les hommes avec qui nous travaillions [Jenkins 1993].

Conclusion

À partir d’entretiens de recherche avec celles et ceux qui travaillent avec des hommes qui se montrent violents, ainsi que de mes propres expériences dans ce domaine, cet article a tenté d’identifier comment la pensée binaire dans l’usage de l’histoire du pouvoir et du contrôle comme métarécit empêche la prise en compte d’autres histoires qui sont pourtant importantes pour mettre fin à la violence conjugale et domestique.

Ces autres histoires comprennent les désirs des hommes pour des relations respectueuses et aimantes aussi bien que pour le pouvoir et le contrôle ; la violence « fonctionnant » et, en même temps, « ne fonctionnant pas » ; l’expérience par les hommes de l’impuissance et de l’injustice en même temps que du pouvoir ; leur honte quant à leur violence malgré leur sentiment d’être dans leur droit ; et les peurs qu’ils peuvent ressentir. Finalement, cet article témoigne du douloureux processus de remise en question qui a été le mien, lorsque je me suis rendu compte que j’avais souvent reproduit dans mon travail avec les hommes qui se montrent violents les mêmes comportements virils et les mêmes préjugés que j’essayais de changer chez eux. Mon intention est de questionner mon comportement de manière réflexive, de la même manière que j’invite les hommes avec qui je travaille à questionner le leur.