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Parler avec les hommes
de la violence des femmes

Lutter contre l’essentialisme de genre
pour mettre fin à la violence des hommes

Les approches dominantes de la violence domestique [Ayams & Cayouette 2002, Dobash et al. 1992, Pence 2002, Pence & Paymar 1993] ont l’immense avantage de recentrer les enjeux sur deux choses : la responsabilité des hommes d’y mettre fin, et l’influence significative des stéréotypes de genre sur les choix des hommes qui décident de se montrer violents envers leur compagne. Dans cette approche dominante, la violence conjugale est expliquée par l’histoire du pouvoir et du contrôle, qui dit que les hommes veulent, obtiennent, et utilisent du pouvoir et du contrôle en maltraitant leur compagne [Pence & Paymar 1993)]. Même si l’histoire du pouvoir et du contrôle a une place importante dans mes conversations avec les hommes, j’ai commencé à remarquer que d’autres histoires étaient elles aussi importantes pour mettre fin à leur violence [Augusta-Scott 2003]. Auparavant, je me reposais exclusivement sur l’histoire du pouvoir et du contrôle pour mettre fin à la violence conjugale. Ce métarécit disqualifiait toute histoire alternative sur ce qui pouvait influencer les décisions des personnes qui commettent des violences dans le cadre intime.

L’approche dominante de la violence domestique et l’histoire du pouvoir et du contrôle sont influencées par l’essentialisme de genre. Les idées essentialistes sur le genre maintiennent que les hommes sont abusifs et que les femmes ne le sont pas, et que les femmes sont des victimes et que les hommes ne le sont pas [Brown 2001, Fuss 1989, Segal 1990]. Cette vision du genre a significativement influencé ma formation initiale sur la manière de travailler avec des hommes qui avaient commis des abus envers leur compagne [Pence & Paymar 1993]. Toutes les tentatives des hommes pour parler des abus qu’ils avaient eux-mêmes subis étaient vues comme des tentatives d’esquiver leur responsabilité et étaient interrompues immédiatement. De plus, même quand le comportement agressif d’une femme était reconnu, il était toujours défini comme de l’auto-défense, jamais comme de l’abus [Hambergner & Potente 1994].

Quand j’ai découvert le postmodernisme, j’ai commencé à remettre en question ma foi dans les métarécits qui prétendent expliquer l’entièreté d’un sujet [Lyotard 1984]. La thérapie narrative m’a permis d’apprécier la valeur des récits multiples, et parfois contradictoires, qu’il est important d’honorer dans nos efforts pour mettre fin aux violences des hommes envers les femmes. Une de ces histoires, qu’étouffait jusque là le métarécit du pouvoir et du contrôle, dit que certaines des compagnes de ces hommes s’étaient elles-mêmes montrées maltraitantes envers eux.

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J’ai commencé à reconnaître l’existence des maltraitances commises par les femmes après avoir discuté avec des femmes et les avoir écoutées me parler de leurs propres comportements. L’essentialisme de genre, qui jusque là influençait ma pratique, m’avait amené à croire que les femmes n’étaient ni assez fortes, ni assez puissantes pour pouvoir blesser un homme. Quand j’ai commencé à avoir des conversations avec des compagnes d’hommes violents, elles ont directement remis en question cet essentialisme de genre. Elles résistaient à mes tentatives de les réduire essentiellement à des victimes impuissantes, et, notamment, de définir tous leurs comportements abusifs comme de « l’auto-défense ».

Ces femmes reconnaissaient avoir été maltraitées et tenaient leur partenaire pour responsable des actes qu’il avait commis. Mais elles exprimaient également de la honte pour leurs comportements abusifs envers leur compagnon, ce qui incluait tout un éventail de comportements. Nombre d’entre elles exprimaient des remords pour avoir essayé de le rabaisser parce qu’il ne se conformait pas aux attendus traditionnels de la masculinité, comme rapporter assez d’argent au foyer. Dans une situation plus extrême, une femme est arrivée un jour à mon bureau à l’improviste, bouleversée. Elle venait de laisser son compagnon chez lui après avoir démoli son palier à coups de hache. Bien qu’ayant été elle-même maltraitée, elle ne définissait pas ses actes comme de l’auto-défense et ne voulait pas que je le fasse. Ces observations cliniques de comportements abusifs de la part de femmes sont corroborées par un nombre croissant d’articles de recherche, sur les relations hétérosexuelles [Johnson 1995, Johnson & Ferraro 2000, Pearson 1997, Segal 1990] comme homosexuelles [Renzetti & Miley 1996, Ristock 2002].

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Reconnaître que les femmes commettent des abus n’implique pas nécessairement de dire que les femmes et les hommes commettraient des abus à parts égales, que ce soit en terme de degré, de fréquence, ou d’intensité des abus. Je ne dis pas non plus que toutes les compagnes des hommes avec qui je travaille se sont montrées abusives. Souvent, seul l’homme commet des abus dans la relation ; parfois, femme et homme sont abusifs envers leur partenaire ; occasionnellement, c’est seulement la femme qui l’est. Ma thèse est, simplement, que pour les hommes à la fois abusifs et abusés par leur partenaire, il est souvent utile de parler de ces deux expériences dans nos tentatives de mettre fin à la violence des hommes envers les femmes.

Lorsque je reconnais les abus perpétrés par des femmes dans des conversations avec les hommes, je prends garde à ne pas créer un narratif de causalité systémique, où son comportement abusif à lui serait causé par ses abus à elle. Il doit mettre fin aux maltraitances qu’il commet même si elle ne met pas fin aux siennes. Dans mes premières années de travail, j’avais peur que le fait de reconnaître les abus commis par les femmes puisse déresponsabiliser les hommes vis-à-vis de leurs propres maltraitances. Maintenant, je peux reconnaître la responsabilité des hommes en même temps que celle des femmes. En m’éloignant de la pensée binaire [Derrida 1980, 1998], j’ai été capable de reconnaître à la fois la puissance et l’impuissance des hommes comme celles des femmes, leurs expériences de personnes qui commettent et qui subissent des abus, et, toujours, leur responsabilité pour les décisions qu’ils, et elles, prennent. Reconnaître cette complexité m’a aidé à entendre les histoires des hommes différemment, et m’a été utile dans la réécriture des histoires identitaires des hommes pour les amener à dépasser les récits essentialistes et totalisants par lesquels ils sont souvent définis. Cette reconnaissance, au lieu d’excuser le comportement des hommes, les aide à prendre de la responsabilité et à mettre fin aux maltraitances. Dans ce texte, je montre comment le fait d’inviter les hommes à parler du comportement abusif de leur compagne peut permettre la remise en question, à la fois de leurs excuses et de leurs justifications quant aux abus qu’ils commettent, et de l’essentialisme de genre, et comment cela peut amener des discussions avec les hommes qui rendent à la fois justice à eux et à leur compagne.

Étudier les excuses et les justifications

Parfois, les hommes rejettent la faute de leur comportement sur leur compagne. Lorsque cela arrive, j’invite les hommes à considérer comment ces excuses et ces justifications soutiennent leur choix de commettre des maltraitances. Dans le passé, j’interrompais les hommes et je les ramenais dans l’observation de leur propre comportement. Cette réaction, ironiquement, empêchait souvent l’étude des excuses et des justifications. Maintenant, lorsqu’un homme accuse sa partenaire d’être responsable de ses abus à lui, j’écris ses excuses sur une grande feuille blanche (ou un grand tableau blanc), pour qu’elles soient pleinement visibles, et je l’invite à considérer ces idées avec curiosité et à les étudier. Le grand tableau blanc sert à externaliser ces idées [White & Epston 1990] en plaçant concrètement le problème ou les idées à l’extérieur de l’homme ; de cette manière, on peut discuter du mérite de ces idées sans que cela semble être une discussion sur le mérite de l’homme. Ce procédé me permet de collaborer avec l’homme contre ses idées et ses comportements, plutôt que de m’opposer à lui.

Souvent, les hommes justifient leurs maltraitances de la même façon qu’ils justifient leurs attentes envers leur compagne et envers eux-mêmes : en faisant appel à des stéréotypes genrés et en les présentant comme des choses naturelles (« boys will be boys », « vous savez comment sont les femmes »). Les attentes qui reposent traditionnellement sur les hommes les poussent à se reposer excessivement sur leur partenaire et à dépendre d’elle, émotionnellement et socialement, dans la relation de couple [Jenkins 1990]. Ces stéréotypes de genre amènent souvent les hommes (et les femmes) à attendre des femmes qu’elles soient pacificatrices et nourricières dans la relation. En conséquence, lorsque les hommes se montrent maltraitants, ils rejettent souvent la faute sur leur compagne, l’accusant de ne pas avoir fait le nécessaire pour résoudre le conflit, de ne pas avoir mis tout le monde à l’aise, ou de ne pas avoir maintenu la paix au sein du couple [Jenkins 1990]. Je trouve utile de perturber cet essentialisme en demandant comment les hommes en sont venus à avoir de telles visions des hommes et des femmes :

Souvent, répondre à ces questions nous amène à explorer les attentes sociétales qui pèsent sur les femmes et sur les hommes. J’invite également les hommes à explorer l’effet que peut avoir le fait de justifier leur maltraitance et de se donner des excuses en accusant leur partenaire. En étudiant les effets de ces idées, les hommes peuvent commencer à les critiquer. Les questions suivantes aident à guider cette exploration :

Les hommes se distancient de l’idée selon laquelle « c’est sa faute à elle » quand ils explorent l’influence de cette idée sur leurs choix. Je pose aussi des questions qui ne sont pas centrées sur leur cas, afin de mettre en valeur comment cette idée les empêche de prendre de la responsabilité pour leur comportement :

Pour continuer d’attirer l’attention de l’homme sur sa responsabilité quant à ses choix et le décourager de blâmer sa compagne et de se reposer sur elle pour stopper sa violence, je lui pose les questions suivantes :

En général, les hommes eux-mêmes commencent alors à s’opposer à l’idée selon laquelle leur comportement maltraitant serait de la faute de leur compagne. Je leur demande alors directement : « C’est le travail de qui, de mettre fin à vos violences ? » [Jenkins 1998]. Quand je pose cette question, la plupart des hommes répondent que c’est leur travail. Dans ce contexte, je peux leur demander de réfléchir à comment ils ont pu, dans le passé, se reposer sur leur compagne et attendre d’elle qu’elle prenne la responsabilité de mettre fin à leurs violences à eux :

En même temps que j’explore les efforts des hommes pour fournir des excuses ou des justifications à leur comportement maltraitant, je peux leur demander ce que leur compagne devrait faire pour prendre de la responsabilité quand elle se montre abusive. Quand un homme décrit (avec indignation) les comportements abusifs de sa compagne, je l’invite souvent à utiliser cet exemple pour en tirer une définition de ce que devrait être la responsabilité. Lorsque nous définissons et explorons le comportement des femmes, les hommes sont souvent capables d’exprimer ce que, selon eux, leur compagne devrait faire pour prendre ses responsabilités lorsque c’est elle qui choisit de commettre des abus. Je pose alors les questions suivantes :

Une fois que l’homme a établi cette définition de la responsabilité, je l’invite à l’appliquer à lui-même et je lui demande ce qu’il devrait faire pour agir avec responsabilité. Je suis alors en position de lui demander : « qui est responsable de mettre fin à vos comportements abusifs ? ». La plupart des hommes ne réclament pas de double standard – une définition de la responsabilité pour eux et une autre pour leur compagne. Ils en concluent donc qu’ils doivent tous les deux prendre de la responsabilité pour leurs comportements, et, dans ce but, les hommes affirment souvent leur volonté de prendre de la responsabilité, peu importe que leur compagne le fasse ou non.

Parfois, les hommes sont influencés par l’idée que « je ne peux pas changer si elle ne change pas ». Pour les mettre en garde contre cette idée, je leur pose les questions suivantes :

Cette idée (« je ne peux pas changer si elle ne change pas ») amène les hommes à croire que, pour mettre un terme à leurs propres comportements abusifs, leur compagne doit d’abord cesser ses comportements déraisonnables, voire abusifs. Quand les hommes affirment cela, ils mettent souvent (à tort) sur le même plan la responsabilité de faire fonctionner une relation et la responsabilité de mettre fin à des maltraitances, et je les invite à faire la différence entre les deux. J’acquiesce souvent quand ils affirment qu’« il faut être deux » pour faire fonctionner une relation, et que les deux partenaires ont la responsabilité de contribuer à la relation d’une manière respectueuse. Mais si lui ne cesse pas ses maltraitances, la relation ne fonctionnera pas. Si elle ne cesse pas ses maltraitances, la relation ne fonctionnera pas. J’invite chaque homme à considérer que, bien qu’il faille être deux pour faire fonctionner une relation, il n’y a besoin que de lui pour mettre fin à ses comportements abusifs.

Genre

Pour reconnaître le comportement abusif des femmes, j’ai dû changer ma manière de penser le genre. Auparavant, et même si je croyais en l’idée que le genre est socialement construit, j’essentialisais souvent, dans ma pratique, le genre comme un donné fixe, statique, immuable [de Laurentis 1985, 1990]. Plutôt que de voir les femmes et les hommes comme biologiquement déterminés, je les voyais comme socialement déterminés [Brown 2001]. J’ai commencé à questionner l’essentialisme qui s’était insinué dans mon travail quand j’ai réalisé comment mon usage de l’histoire du pouvoir et du contrôle comme métarécit pour expliquer la violence des hommes perpétuait en réalité des stéréotypes genrés : les hommes sont des bourreaux puissants, les femmes sont des victimes impuissantes [Augusta-Scott 2003].

Dans un effort pour déconstruire l’essentialisme de genre, je trouve maintenant utile de penser le genre comme un ensemble d’histoires racontées à propos des hommes et des femmes. Penser le genre comme des histoires me permet aussi de reconnaître que les gens sont plus complexes et contradictoires que les histoires traditionnelles sur le genre ne le laissent penser. Quand je parle de « femmes » et d’« hommes », je ne parle pas des femmes et des hommes tels qu’ils sont, mais plutôt des histoires qui sont racontées sur comment sont les femmes et les hommes. Par exemple, il y a bien des hommes qui sont bienveillants et nourriciers et qui ne sont pas « racontés » au monde. En pensant le genre comme des histoires, je suis capable de m’éloigner de l’essentialisation et l’universalisation des femmes comme des hommes.

Bien que les histoires genrées ne déterminent pas complètement les hommes et les femmes, elles influencent fortement leurs choix et leur comportement. Faire cette distinction me permet d’explorer avec les hommes et avec les femmes comment ils et elles participent aux histoires genrées, comment ces histoires les influencent et comment ils et elles y résistent. Je trouve aussi utile de comprendre le genre comme une performance [Butler 1990, 2004 ; Halberstam 1998]. Penser le genre comme une pratique remet en question l’idée patriarcale selon laquelle la masculinité et la féminité sont des identités biologiques fixes, naturelles et immuables. Remarquer, par exemple, comment la « masculinité » est une pratique ou une performance m’a permis de remarquer comment les femmes peuvent recourir à des comportements relevant de la performance de la « masculinité dominante » aussi bien que les hommes. Par exemple, en commettant des maltraitances. L’approche dominante de la violence domestique reproduit les récits genrés et part du principe que ces récits ont une influence totalisante, monolithique et universelle sur les femmes et sur les hommes. Au contraire, je vois maintenant que les récits genrés influencent les choix des hommes de commettre des abus pour établir leur pouvoir et leur contrôle sur leur compagne [Pence & Paymar 1993]. En même temps, en encourageant l’idée selon laquelle les femmes sont principalement faibles, impuissantes et pacifiques, ces histoires genrées rendent aussi invisibles le pouvoir des femmes et leur commission de maltraitances. En reconnaissant les influences multiples des histoires de genre, la manière dont j’invite les hommes à prendre de la responsabilité pour les abus qu’ils commettent est devenue de plus en plus nuancée.

Contredire l’essentialisme de genre pour plus de respect

Pour mener les hommes vers des relations respectueuses, il fallait que mes conversations avec eux dans le cadre thérapeutique soient justes et respectueuses [Jenkins 1998]. Pour être efficace dans la confrontation des pratiques irrespectueuses des hommes, je devais également examiner mon comportement vis-à-vis d’eux. Si je souhaitais que les hommes avec qui je travaille s’engagent dans la dénonciation des injustices qu’ils avaient commises, je devais prendre un engagement similaire. Je me suis souvenu des mots célèbres de Gandhi, « Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde ».

Créer des conversations anti-essentialistes avec les hommes implique souvent d’autoriser les hommes à parler de leur expérience de la blessure et de la souffrance. Comme je voyais les hommes comme étant essentiellement durs et forts, j’interrompais et je disqualifiais les récits dans lesquels ils me disaient avoir été blessés par leur compagne. En les interrompant, non seulement je me privais de la possibilité d’étudier avec eux de possibles justifications et excuses pour leur comportement, mais en plus je niais leur vécu à l’endroit où ils avaient été abusés. J’ai répercuté la masculinité dominante en niant la souffrance des hommes et en les confrontant de manière oppositionnelle. Les hommes étant habitués à ces pratiques de masculinité dominante, mon approche ne leur permettait pas d’explorer des manières alternatives d’échanger avec autrui. Aujourd’hui, plutôt que d’interrompre les hommes, je remets en question l’essentialisme de genre qui a influencé ma pratique en prenant soin de leurs émotions liées au fait d’avoir été blessés par leur compagne.

Remettre en question l’essentialisme de genre dans ma pratique est important pour créer des conversations avec les hommes qui rendent justice à la fois à eux et à leur partenaire. S’assurer que ces conversations soient respectueuses a aidé à amener les hommes à prendre la responsabilité de mettre fin à leurs abus. Les hommes remettent en question la masculinité traditionnelle en parlant de leurs expériences d’être blessés, particulièrement par les femmes. En partageant leurs vulnérabilités et en prenant soin d’autres hommes dans le cadre de groupes thérapeutiques, ils révèlent des manières d’être alternatives. De plus, en vivant l’expérience de relations bienveillantes, ils emmagasinent de quoi reproduire ces pratiques bienveillantes dans leur relation avec leur compagne. Plutôt que de les aborder de manière confrontationnelle, je les remets maintenant en question en prêtant particulièrement attention à leur sécurité et au respect de leur personne [Augusta-Scott 2003]. Se sentant en sécurité et respectés, ils sont souvent capables de faire face aux comportements qui leur font honte et peuvent se rendre assez vulnérables pour en parler pour la première fois.

L’essentialisme de genre qui guidait ma pratique me rendait incohérent et injuste dans mes discussions avec les hommes. La construction essentialiste des hommes comme forts et des femmes comme faibles m’amenait à considérer l’abus comme sérieux seulement quand les femmes en étaient victimes, et pas les hommes. Par exemple, je mettais souvent l’accent sur le fait que la maltraitance émotionnelle était aussi sérieuse que la maltraitance physique¹. Quand un homme me raconte s’être montré, lui, abusif émotionnellement avec sa partenaire, je l’invite à considérer le sérieux de cet abus. Néanmoins, auparavant, si un homme me racontait avoir été émotionnellement abusé par sa partenaire, je minimisais le sérieux de l’abus émotionnel venant d’elle. Je le minimisais en définissant automatiquement son comportement à elle comme de « l’auto-défense » et en ramenant immédiatement la conversation sur sa responsabilité à lui dans le fait de l’avoir blessée. Le message implicitement reçu par l’homme était que l’abus émotionnel était sérieux seulement quand c’était lui qui le perpétrait, pas quand il était perpétré par une femme. De plus, je me montrais pressant pour qu’il se montre responsable de la façon dont il la blessait elle, mais ne me souciais aucunement du fait qu’elle prenne ses responsabilités pour l’avoir blessé lui. Les hommes vivaient cette incohérence comme perturbante et injuste. En conséquence, ils se mettaient en résistance face à cette injustice, ce qui rendait plus difficiles les conversations sur le sérieux de leur propre comportement.

Quand je remets en question l’essentialisme de genre et que j’écoute les expériences des hommes qui me racontent avoir été blessés, ils sont généralement plus prêts à prendre de la responsabilité pour les maltraitances qu’ils ont commises et à en reconnaître les effets sur leur compagne. Par exemple, avant d’être redirigés vers moi, de nombreux hommes ont vu le comportement abusif de leur compagne nié par les services sociaux. Un homme, vers le début d’un travail de groupe, s’est écrié : « Je sais que ce que j’ai fait était mal, mais je veux juste que quelqu’un reconnaisse que ma femme a aussi abusé de moi ». Avec une approche narrative, le comportement abusif de sa femme a été reconnu, et il a pu ensuite se concentrer sur ses propres comportements abusifs. En revanche, dans une approche discursive traditionnelle, j’aurais mis fin à cette conversation et simplement redirigé cet homme sur son propre comportement.

L’approche dominante des violences domestiques part du principe que, si les hommes parlent du comportement violent de leur compagne, c’est qu’ils sont en train d’éviter leurs responsabilités en justifiant et en excusant leur propre comportement abusif [Pence & Paymar 1993]. Il arrive pourtant bien souvent qu’un homme parle de la responsabilité de sa compagne dans les abus qu’il a subis sans esquiver ses responsabilités ni rejeter sur elle la faute de son comportement. Les hommes reconnaissent souvent qu’ils sont responsables des abus qu’ils commettent autant que leur partenaire est responsable de ceux qu’elle commet. De nombreux hommes parlent des injustices qu’ils ont subies, y compris celles que leur partenaire leur a fait subir, sans excuser ou justifier pour autant les actes qu’ils ont commis. De nombreux hommes sont capables de reconnaître à la fois qu’ils ont été blessés dans leur vie et qu’ils sont responsables d’avoir blessé d’autres personnes.

Positionnement politique

Pour reconnaître le comportement abusif des femmes, j’ai aussi dû changer la manière dont je communique mon positionnement politique dans mes interventions, avec les femmes comme avec les hommes. Les croyances politiques centrales dans mon travail sont que la violence des hommes envers les femmes est oppressive, qu’elle est fortement influencée par le sexisme et que les hommes doivent prendre l’entière responsabilité de leurs comportements abusifs [Pence & Paymar 1993].

J’essaye de communiquer mon positionnement dans les discussions via mes questions et avec curiosité, plutôt que d’essayer de l’imposer aux hommes ou de prétendre être neutre. Même si j’invite mon client à partager son vécu individuel, ses valeurs et son positionnement politique avec moi, je reconnais que nous n’avons, lui comme moi, qu’une connaissance partielle et que les idées que nous avançons doivent être réflexivement partagées, évaluées, et déconstruites. À travers ces conversations, je questionne de manière réflexive mes propres positionnements et pratiques de la même manière que j’invite les hommes à le faire.

Imposition

Par le passé, je communiquais mon positionnement politique en l’imposant aux hommes par la confrontation et le débat. En accord avec l’approche dominante du travail sur les violences domestiques, j’adoptais à l’époque la posture traditionnelle de l’expert dans mes discussions avec les hommes. J’avais le rôle de définir unilatéralement quels étaient les « faits » dans une situation : qui croire et qui ne pas croire, ce qui était faux et ce qui était vrai². Adopter la position d’expert m’amenait à prendre une posture d’interrogateur et d’enquêteur dans mes conversations avec les hommes. Cette posture de détective (« est-ce que je le crois ou non ? ») m’amenait à me centrer sur moi-même plutôt que sur ce qui pouvait être utile pour l’homme que j’avais en face de moi et pour sa compagne. Par exemple, si je commençais à « croire » l’homme, je commençais à avoir peur d’avoir été manipulé, dupé, surpassé intellectuellement dans la conversation. Ou alors, je me mettais à avoir peur d’être déçu si l’homme commettait de nouveaux abus. Pour éviter les risques émotionnels associés au fait de croire les hommes, je partais simplement du principe qu’ils étaient malhonnêtes et je ne les croyais pas. Comme je ne croyais pas à leurs histoires, je m’empêchais d’explorer dans nos discussions les comportements abusifs de leur compagne.

Cette posture de détective vis-à-vis de l’honnêteté des hommes avait un effet contraire à ce que je souhaitais : elle accroissait leur déni des maltraitances et la minimisation de leur gravité. Jouer au détective soutenait, implicitement, le récit totalisant selon lequel ces hommes étaient malhonnêtes, récit que, en retour, ils performaient pour moi. Jouer au détective était une manière de prendre sur moi la responsabilité du degré d’honnêteté des hommes avec moi. En cessant d’essayer d’évaluer l’honnêteté des hommes, et en essayant plutôt de me montrer curieux de ce qu’ils me racontent, je leur envoie le message implicite qu’ils peuvent choisir ou non de se montrer honnêtes. Cela amène la plupart des hommes à commencer à prendre sur eux la responsabilité de leur honnêteté.

Lorsque je m’occupe d’eux, ils commencent à réaliser, tôt dans la conversation, que je ne me soucie pas de savoir s’ils sont honnêtes ou non avec moi. S’ils choisissent d’être malhonnêtes, ils réalisent que je n’en suis ni déçu, ni blessé, ni en colère. En conséquence, ils réalisent souvent que la seule personne qu’ils blessent ou qu’ils « trompent » en se montrant malhonnêtes dans nos conversations est eux-mêmes. De nombreux hommes me disent dans ma première discussion avec eux: « je ferais mieux d’être honnête avec vous, parce que, si je ne le suis pas, je ne fais que me blesser moi ». Ainsi, les hommes se montrent francs dans leur description de leurs propres abus et de ceux de leur compagne, descriptions qui sont souvent confirmées, ensuite, par leur compagne elle-même.

J’ai été capable d’avoir des discussions avec les hommes sur les comportements abusifs de leurs compagnes en n’imposant pas mon positionnement politique et en abandonnant le rôle traditionnel de l’« expert ». Je ne suis plus pris dans le dilemme émotionnel de décider si, oui ou non, je crois un homme quand il me raconte son vécu et les maltraitances que sa compagne lui a fait subir. À la place, je me concentre sur la manière dont je peux me montrer utile à cet homme et à sa compagne. Cette approche m’autorise à être curieux quant aux contradictions et aux complexités présentes dans les expériences des hommes comme des femmes au sujet des maltraitances commises par l’un comme par l’autre.

Lorsque je les écoute tous les deux parler des abus, commis et subis, j’écoute les conflits entre leur vécu et les descriptions qu’ils font de leur relation. Je discute souvent avec une femme et un homme, à la fois individuellement et simultanément. Je les écoute en prêtant attention à leurs expériences émotionnelles, sans exprimer de doute ni de jugement sur « ce qui s’est vraiment passé », sans chercher à croire ou à ne pas croire l’histoire de la personne. Même lorsque j’ai mes propres interprétations de la situation, j’essaie de rester ouvert à l’ambiguïté de ces discussions, et je peux aider le couple à partager ses histoires et ses pensées. Je me repose sur la capacité du couple à prendre de sages décisions tout au long du processus. De même, je me concentre sur leur sécurité et sur la manière dont je peux les protéger au mieux [Goldner 1999, Reichelt et al. 2004].

Dans les situations qui impliquent le système pénal ou la protection de l’enfance, je suis censé imposer mon évaluation du niveau de risque que pose un homme pour les autres et offrir une opinion d’« expert » au sens traditionnel du terme. Par exemple, quand un homme a été expulsé de chez lui, je suis souvent obligé d’émettre une opinion sur si, oui ou non, il est prêt à réintégrer son domicile. Lorsque les hommes affirment qu’ils sont prêts, j’ai alors à décider si, oui ou non, je suis d’accord avec eux. Cette responsabilité face à la justice et à la communauté dans son ensemble est importante. Il y a des moyens collaboratifs de traiter ces enjeux de « police », comme la clarification, auprès des hommes et dès le début, des limites de la confidentialité entre nous, ou la construction commune de critères d’évaluation, etc. Néanmoins, parfois, la collaboration est infructueuse et je me retrouve obligé d’exprimer un avis contradictoire avec celui qu’exprime l’homme sur lui-même. Lorsque je suis obligé d’imposer cette position d’« expert », cela abîme la relation thérapeutique et, en retour, contrecarre les efforts faits pour mettre fin aux maltraitances. Cette tension n’est que l’un des nombreux exemples des dilemmes auxquels il faut faire face dans ce travail.

Neutralité

Même si j’essaye de ne pas imposer mon positionnement politique aux hommes quand j’écoute leurs expériences liées au comportement abusif de leur compagne, je ne crois pas qu’il soit possible d’adopter la « posture neutre » qui est souvent décrite dans les théories sur les thérapies familiales [Minuchin 1974]. Je ne suggère pas non plus aux thérapeutes familiaux d’essayer d’adopter une « position d’ignorant » telle que présentée par de nombreux thérapeutes relativistes postmodernes [comme Anderson 1997].

Ces positions ne peuvent rendre compte du pouvoir du thérapeute et semblent refléter des idéaux modernistes sur la possibilité d’être « objectif » ou « libre de toute valeur » [Brown 2003]. Cette fiction de l’« objectivité » et de la « neutralité » empêche de reconnaître le pouvoir institutionnel et relationnel que le thérapeute possède dans l’établissement de ces conversations thérapeutiques collaboratives [Brown 2001, White 1992].

Je veux pouvoir me pencher réflexivement sur la manière dont mes questions et mes réponses sont influencées par mon propre système de croyances et de valeurs, et sur celle dont, ensuite, j’influence les réponses que me font les hommes par les questions que je choisis de poser. Par exemple, j’ai un objectif lorsque je les fais parler du comportement abusif de leur compagne, qui est à la fois de reconnaître la souffrance des hommes et de leur faire cesser leurs comportements maltraitants.

Je pratique une approche collaborative [White 1995] qui aide à remettre en question l’autorité traditionnelle du thérapeute comme expert. Souvent, néanmoins, les thérapeutes essayent de remettre en question cette autorité et ce pouvoir en affirmant que le thérapeute est un expert en processus plutôt qu’en contenu et devrait donc en conséquence adopter une « posture d’ignorant » [Anderson 1997]. Je trouve que cette manière de remettre en question l’autorité traditionnelle du thérapeute comme expert mène souvent les thérapeutes à nier la connaissance et le pouvoir qui sont les leurs, et donc à ne pas en prendre la responsabilité.

Conclusion

L’approche dominante de la violence domestique se montre réticente vis-à-vis des conversations avec les hommes portant sur leur vécu lié aux abus commis par leur compagne. En partie, cela reflète l’essentialisme de genre qui continue à influencer le champ des études sur la violence domestique. Quand ces sujets font surface, néanmoins, je trouve que les hommes prennent plus de responsabilité pour mettre fin à leurs comportements abusifs et construire des relations basées sur le respect. Ces conversations permettent aux hommes de remettre en question leurs excuses et justifications pour les abus qu’ils commettent. Elles leur permettent de résister à l’essentialisme de genre, dans lequel les hommes sont totalisés dans une identité unidimensionnelle d’« agresseurs » et les femmes dans une identité unidimensionnelle de « victimes ».

Remettre en question l’essentialisme de genre m’a permis de créer des conversations qui sont plus réflexives et plus empathiques envers les femmes comme envers les hommes, m’éloignant des pratiques confrontationnelles pour aller vers des pratiques invitationnelles, et du focus sur mes propres idées vers une collaboration avec les membres des deux sexes. J’ai aussi changé la manière dont je communique mes convictions féministes. En adoptant une posture de curiosité et de questionnement, j’ai pu accéder aux histoires des hommes sur les comportements abusifs des femmes, histoires qui sont devenues une composante importante des discussions visant à mettre fin aux violences des hommes envers leur compagne.