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La théière brisée


Avertissement : Dans ce numéro, nous traduisons le zine anglophone « The Broken Teapot ». Ce zine est plus violent et plus difficile que nos publications habituelles, et les personnes qui prennent la parole partagent des expériences intimes de violences conjugales et familiales, de viols, de meurtres et de suicides. De plus, les idées présentes dans ce zine sont radicalements critiques de la manière dont ces questions sont habituellement abordées dans les milieux militants féministes et queer, ce qui peut déclencher des émotions puissantes. Il est possible que vous vous sentiez attaqué·e·s à la lecture. C’est une impression qui peut tout à fait, en partie, être justifiée, si des idées importantes pour vous sont attaquées et remises en question. Nous vous conseillons de prendre le temps de lire ces textes à tête reposée, au calme, de manière à pouvoir observer au mieux ce qui, en vous, est menacé, et surtout ce qui ne l’est pas. Bonne lecture.

— L’équipe du Village

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Nous commençons tou·te·s la vie avec une théière intacte. Parfois, à un moment donné, une fissure apparaît, et elle se met à grandir. Ou alors, un jour, elle nous échappe des mains et se brise sur le sol. Les gens qui ont une théière intacte, ils ne comprennent pas ce que c’est que d’essayer de faire du thé quand il y a de l’eau qui se barre de partout. C’est juste impossible.

Le jeu de pouvoir qu’on appelle « justice communautaire », tel qu’il (dys)fonctionne à l’heure actuelle dans la « communauté » anarchiste, est devenu une longue fissure dans ma théière. Comme je m’y étais beaucoup investi·e, c’est aujourd’hui une grande cassure, et maintenant, ça ne marche plus. Quand je fais du thé, aujourd’hui, à cause de cette fissure – et de quelques autres, bien sûr – tout ce que ça fait, c’est de l’eau bouillante qui part dans tous les sens, et tout le monde se brûle.

*Vous avez déjà remarqué la capacité qu’a le trauma à s’accumuler, au fur et à mesure, dans ton corps ? Tu finis par t’habituer à perdre, tu t’attends à recevoir ta dose, et tu arrêtes de remarquer à quel point ça t’affecte. Jusqu’au jour où un truc vraiment tout petit te fait pleurer (alors que tu ne pleures pas d’habitude) et tu te rends compte à quel point tu es devenue toxique. C’est là que tu comprends à quel point la douleur, ça s’accumule. Tout ressemble à du deuil, même les choses qui, d’habitude, t’apportent du bonheur.

À une époque, je tenais le coup en me disant que, d’une manière ou d’une autre, on pourrait s’entraider pour traverser les souffrances de la lutte, de l’amour et de la perte. Le soutien que j’obtenais venait contrebalancer chaque situation d’abus, de queerphobie, d’expulsion, de suicide, de meurtre, de viol. Si la vie faisait mal, à en risquer d’en devenir fol·le, au moins il y avait la compréhension et la compassion des ami·e·s pour nous permettre d’y survivre.

Mais ces derniers temps, je me suis rendu·e compte qu’il se passait un drôle de truc, du moins chez les anarchistes. Nous avons fini par avoir peur de nous dire les choses en face de manière vraiment honnête. Le langage de la « justice communautaire » est devenu une sorte de monnaie interne cheloue, qui accorde plus de valeur aux apparences qu’aux actes. C’est devenu un truc qui doit se pratiquer inconditionnellement et qui fonctionne de manière rigide et essentialiste. Il y a un algorithme, maintenant, pour le care, et si tu n’appliques pas l’algorithme de la bonne manière, tu te fais dégager et tu te retrouves tout·e seul·e et à poil, voire carrément pourchassé·e.

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L’année dernière, j’ai vécu une rupture horrible. Mon ex a complètement pété un câble, s’est enfoncé·e dans l’obsession et la fixation et a fini par me stalker. J’ai reçu un peu de soutien d’ami·e·s proches et de membres de ma famille, mais la communauté anarchiste au sens large, celle qui pourtant a d’habitude toujours un avis à donner sur tout, n’a rien fait. Certain·e·s n’ont rien dit parce qu’elles ne savaient pas jusqu’où les choses étaient allées, d’autres par peur ou par évitement du conflit. Je n’ai aucune rancœur envers ces personnes. D’autres, en revanche, n’ont rien fait parce que je refusais d’entamer un « processus de justice communautaire ». Ce sont elles, qui ne pouvaient pas savoir à l’époque à quel point elles étaient en train de me briser, qui m’ont blessé·e d’une manière que je ne saurais exprimer.

Je ne voulais pas me retrouver empêtré·e dans un processus de justice communautaire. Je ne voulais pas devoir me mettre à nu. Je voulais juste qu’on me laisse tranquille. Je ne voulais pas m’identifier comme une victime parce que je n’étais pas seulement une « victime ». Qui l’est ? Tout comme mon ex, dans les moments où iel allait le mieux, n’était pas seulement « un·e agresseur·se». En fait, iel se considérait victime de mes manipulations et de mes omissions. Quelque part, bien loin de ces catégories binaires et impitoyables, nous aurions pu trouver un moyen de sortir de tout ça par le haut, mais avec le langage qui nous était accessible, c’était le bordel. Pour avoir accès à du soutien, j’aurais dû faire ce qui était attendu de moi, et gérer ce désastre kafkaïen en appelant mon ex : « mon agresseur·se ». Je ne voulais pas faire ça, parce que les dynamiques abusives ne sont pas si simples. J’ai participé à une relation codépendante et à la fin, j’ai menti à plein tube pour pouvoir en sortir.

Mon ex a commencé à utiliser son « besoin d’adresser nos problèmes » comme justification pour rester dans ma vie. Comme j’ai refusé d’accéder à sa requête, et qu’iel comprenait très bien comment fonctionne le pouvoir, iel a menacé de « lancer un processus de justice communautaire » contre moi. Voir les normes de notre communauté, qui avaient été conçues de manière si bien intentionnées, utilisées comme on brandirait un très gros bâton, a été une triste confirmation de mes pires suspicions. Au final, iel n’a jamais mis ses menaces à exécution – sans doute conscient·e qu’une confrontation publique devant un groupe plus large n’aurait pas tourné à son avantage.

J’avais déménagé de notre lieu d’habitation collective pour pouvoir me sortir de là, mais, ne m’attendant pas à une escalade dans les hostilités, j’ai commis l’erreur tactique de m’installer seul·e. Iel a commencé à débarquer chez moi à l’improviste. Plus son comportement devenait imprévisible, plus je commençais à avoir peur. Des gens ont commencé à me dire qu’ils s’inquiétaient pour moi, mais personne n’intervenait auprès de mon ex. La culture du consentement empêchait tout le monde d’aller lui dire de me foutre la paix sans autorisation préalable tamponnée en trois exemplaires. J’avais besoin que quelqu’un lui dise quelque chose sans que ce soit moi qui en fasse la demande, parce que, pour mon ex, je méritais d’être puni·e. Tant que ça viendrait de moi, rien n’allait le faire changer d’attitude : ni essayer de discuter raisonnablement, ni le supplier d’arrêter, ni même hurler, sur quelque ton que ce soit.

J’ai quitté la ville. Iel trouvait toujours une raison d’aller dans toutes les villes où j’allais. À un moment donné, les catégories d’agresseur·se et de victime se sont inversées dans sa tête. Ça n’a pas beaucoup aidé : iel a continué à me contacter, mais, cette fois, dans le but de « prendre ses responsabilités » auprès de moi. Je lui ai dit d’aller se faire foutre et de me laisser tranquille. Il a fallu en tout six mois, à partir du moment où je l’ai quitté·e, pour qu’iel me laisse enfin tranquille.

Après qu’un·e thérapeute, dans une clinique de jour, me balance que, si je ne m’enfuyais pas loin de tout ça sans rien dire à personne, que je ne quittais pas la communauté d’activistes que nous avions en commun et que je ne faisais pas émettre une injonction d’éloignement à son encontre, alors je « participais à mon propre harcèlement », je suis allé dans un parc et j’ai pleuré, beaucoup et longtemps, de fatigue et de désespoir. Finalement, je me suis fait violence et j’ai passé quelques coups de fil pour voir qui serait capable de m’aider. J’ai supplié un·e ami·e commun·e d’aller voir mon ex pour lui dire de me laisser tranquille. Iel m’a dit, en substance, qu’iel « ne se sentait pas confortable d’intervenir sans processus de justice communautaire ». Mais si je m’étais barré·e de cette relation horrible, ce n’était pas pour qu’on me pousse à la continuer au nom de la « guérison ». Dans les larmes que j’ai versées ensuite, il y avait, cette fois, de la colère et de l’amertume.

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Ce récit n’est qu’une petite illustration des milliers de manières dont ces processus nous trahissent. Ne pas pouvoir trouver de soutien si tu n’acceptes pas de te conformer au processus « correct » en est une. Être injustement chassé·e par des gens qui te jugent du haut de leur petit sentiment de supériorité morale en est une autre. J’ai vu des gens être aspiré·e·s par ces processus après des malentendus qui entrent dans la « zone grise » de la mauvaise communication du consentement. Il y a eu des accusé·e·s à tort, et des « oui » exprimés verbalement qui sont devenus des « non » rétroactifs. Nous avons blessé des gens et les avons stigmatisé·e·s en agissant au nom de croyances indiscutables et d’un usage paresseux de catégories excessivement larges.

J’ai vu de tels processus devenir des tribunaux qui perpétuent la codépendance et ne servent qu’à la vengeance. Difficile de dire si c’était intentionnel ou non, mais, comme on dit, « le chemin de l’Enfer est pavé de bonnes intentions ». Je sais que ces processus sont nés de nos traumas, de nos espoirs, de nos meilleurs désirs de solidarité et de guérison. Je sais que c’est vrai, mais je sais qu’ils ne vont pas dans cette direction. Nous voulions nous libérer du patriarcat et nous avons créé une nouvelle forme d’institution « judiciaire », et ne voilà-t-il pas qu’elle nous condamne ! Elle nous fait nous traiter de plus en plus en ennemi·e·s. Après de longs questionnements, j’en suis venu·e à la conclusion que j’avais eu tort de croire aux processus de justice communautaire, d’y prendre part et de les perpétuer. Cette anthologie est une des mes tentatives de réparer mes torts.

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Depuis ce point de rupture, j’ai essayé de remettre en question ces méthodes. Malheureusement, même quand je le fais de manière théorique, cela me vaut d’être accusé·e à tort de « blâmer les victimes ». Questionner la « responsabilisation », c’est questionner la culture sex-positive du consentement que nous avons travaillé si dur à construire. Depuis quand tout ceci s’est retrouvé imbriqué si intimement ? Il y a une mentalité du type « avec nous ou contre nous » qui se manifeste très vite dans ces discussions. Si tu ne crois plus, alors tu t’en fiches de la violence, des agressions ou des abus. Questionner, c’est trahir.

Plutôt que d’assumer nos conflits et de nous y engager franchement, nous cachons ce que nous pensons vraiment derrière des couches et des couches de gymnastique mentale et de double langage. Si ces algorithmes vous semblent défectueux, à vous aussi, faites confiance à vos ressentis et dites quelque chose ! Nous avons tellement peur de dire ce que nous pensons vraiment, de peur de nous retrouver du mauvais côté de la dichotomie « safe / problématique ». Les processus punitifs demandent des binarités tellement clivantes. Mais il y a toujours un prix à payer quand on te demande de siéger sur un banc et de juger quelqu’un. Assure-toi que tu es prêt·e à le payer. En général, l’addition arrive la fois d’après, quand tu te retrouves, à ton tour, à prier en vain pour que personne ne révèle tes fautes ou ne te traduise en justice. Mais quoi qu’en pense les autres, ça ne fera aucune différence : le jury sera déjà installé, et le verdict, prêt à être rendu.

Je sais que parfois je suis « problématique ». Il m’a fallu beaucoup, beaucoup de temps, mais je suis enfin à l’aise avec mes contradictions et avec la lenteur avec laquelle j’évolue. Je veux des ami·e·s et des amoureux·se·s qui sont à l’aise avec ces incohérences. Je ne veux pas de camarades qui font comme si ces imperfections n’existaient pas ou qui me condamnent à cause d’elles.

Ce que nous faisons, aujourd’hui, c’est mettre les gens au pied d’un mur idéologique pour essayer de les contrôler. En comparaison, les tabassages avaient l’avantage d’être francs et directs – presque charitables. Au moins, ils se terminaient à un moment, et on pouvait s’en remettre au rythme de la guérison de notre corps. Le message envoyé était clair ! Une haine de ce genre est transparente, et, parfois, appropriée et nécessaire.

Peut-être que cette forme de violence-là vous inquiète, et c’est très bien ! Honorez ces petits tiraillements de doute en vous. Exercer du pouvoir devrait toujours éveiller de l’inquiétude en nous, ne serait-ce qu’un tout petit peu. J’espère que, quand vous aurez lu et digéré cette collection de textes, vous serez au moins aussi inconfortables que moi avec les processus de justice communautaire. Je regrette aujourd’hui que nous ayons tou·te·s été aussi sûr·e·s de nous-mêmes ces dernières années.

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Je vous offre cette anthologie depuis un endroit de profonde souffrance. Je n’ai aucun espoir de voir les choses s’améliorer. Je n’ai aucun modèle alternatif à proposer. Si quelques-uns de mes mots sont tirés de leur contexte pour devenir, ailleurs, une nouvelle orthodoxie, alors on se sera encore planté·e·s. J’essaye juste d’alerter sur quelques-unes des pires erreurs que nous avons commises et d’encourager les gens à penser et à agir, dans chaque situation, en fonction de son contexte. Pour finir, je n’ai qu’une demande concrète à faire. Arrêtez d’utiliser l’algorithme. Il nous fait du mal. La théière n’est peut-être plus qu’un tas de débris, mais rien ne nous oblige à nous entailler les poignets avec.

avec amour, désespoir, colère et contradiction

— Anonyme