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T’aimer trop fort


Avertissement : Dans ce numéro, nous traduisons le zine anglophone « The Broken Teapot ». Ce zine est plus violent et plus difficile que nos publications habituelles, et les personnes qui prennent la parole partagent des expériences intimes de violences conjugales et familiales, de viols, de meurtres et de suicides. De plus, les idées présentes dans ce zine sont radicalements critiques de la manière dont ces questions sont habituellement abordées dans les milieux militants féministes et queer, ce qui peut déclencher des émotions puissantes. Il est possible que vous vous sentiez attaqué·e·s à la lecture. C’est une impression qui peut tout à fait, en partie, être justifiée, si des idées importantes pour vous sont attaquées et remises en question. Nous vous conseillons de prendre le temps de lire ces textes à tête reposée, au calme, de manière à pouvoir observer au mieux ce qui, en vous, est menacé, et surtout ce qui ne l’est pas. Bonne lecture.

— L’équipe du Village

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Les prêtres gnostiques du Capital, qui ne veulent voir en tout chose que leur Dieu imparfait et maléfique, clouent parfois à leur morne cosmogonie les forces torrentielles de l’amour romantique en les attachant à la famille nucléaire – celle qui n’existe que pour reproduire la force de travail, et qui, en conséquence, déçoit les désirs qui l’ont fait naître. Ou, alors, ils affirment, quelques preuves à l’appui, que l’amour est aujourd’hui devenu un bien marchand. Comme la consommation d’un bien en épuise la valeur, cela produit encore de la déception. Mais, dans les deux cas, ils ont tort, tout comme leurs ennemis jurés, les prêtres du Marché, qui assurent que tout ce qui ne va pas dans le monde sera bientôt réglé par Sa Main Invisible. Le Capitalisme a tendance à presque toujours ternir les émotions. La fête de Noël est son anti-apogée, son moment de plus forte concentration, où l’on échange et annihile le plus de marchandises. Point de bain de sang, pourtant, seulement de l’ennui. La violence née de l’amour n’atteint pas son apogée au moment où se forme la famille nucléaire – cette usine à reproduire la force de travail – comme ce serait le cas si elle était causée par l’inaptitude de celle-ci à satisfaire les émotions humaines. Au lieu de ça, la violence accompagne l’amour tout le long du chemin. Pour comprendre la rage qui se cache derrière le masque de ce sentiment des plus tendres, nous avons besoin d’aller chercher des dieux plus anciens, et encore plus jaloux.

Peut-être est-ce la manière dont la pop music conditionne nos attentes qui m’a empêché de réaliser, au début, que la chanson « Love the Way You Lie » d’Eminem et Rihanna n’est pas une glorification machiste de la violence domestique, mais, au contraire, l’une des quelques rares chansons d’amour honnêtes à jamais avoir atteint le top des charts. C’est une chanson qu’il est facile de détester ou de trouver dangereuse, parce qu’elle parle du point de vue de quelqu’un qui bat sa partenaire, et qu’elle culmine avec les vers suivants :

Next time I’m pissed
I’ll aim my fist
At the dry wall
Next time
There will be no next time
I apologize
Even though I know it’s lies
I’m tired of the games
I just want her back
I know I’m a liar
If she ever tries to fucking leave again
I’mma tie her to the bed
And set the house on fire
La prochaine fois que je serai en colère
Je taperai plutôt
Dans le mur.
Que dis-je ?
Il n'y aura pas de prochaine fois.
Je m'excuse,
Même si je sais que c'est faux.
Je ne joue pas pour le plaisir,
Je veux juste qu'elle revienne.
Mais je sais que je mens,
Et que si elle essaye encore de se barrer, putain
Je l'attacherai au lit
Et je foutrai le feu à la baraque

Rihanna, qui chante le refrain, répond régulièrement par :

Just gonna stand there
And watch me burn
But that’s alright
Because I like
The way it hurts
Just gonna stand there
And hear me cry
But that’s alright
Because I love The way you lie
I love the way you lie
Tu vas juste rester là
Et me regarder brûler ;
Mais c'est pas grave,
Parce que j'aime
La manière donc j'ai mal.
Tu vas juste rester là
Et me regarder brûler ;
Mais c'est pas grave,
Parce que j'aime
Ta façon de mentir.
J'aime ta façon de mentir.

La chanson a une boussole morale, et celle-ci indique clairement que la violence conjugale est quelque chose de mal. Mais elle la présente aussi comme une tragédie inévitable, reproduite par la personne violente comme par la personne violentée. La chanson parle explicitement de leur amour comme d’une addiction irrationnelle et toute-puissante.

I can’t tell you what it really is
I can only tell you what it feels like
And right now there’s a steel knife
In my windpipe
I can’t breathe
But I still fight
While I can fight
As long as the wrong feels right
It’s like I’m in flight
High off a love
Drunk from the hate
It’s like I’m huffing paint
And I love it the more that I suffer
I suffocate
And right before I’m about to drown
She resuscitates me
She fucking hates me
And I love it
Wait
Where you going
I’m leaving you
No you ain’t
Come back
We’re running right back
Here we go again
It’s so insane
Je ne peux pas vous dire ce qui se passe vraiment,
Je peux juste vous dire ce que l'on ressent.
Et là, maintenant, je ressens une lame d'acier
Dans ma trachée.
Je ne peux pas respirer,
Mais je peux encore me battre
Tant que je peux,
Tant que le mal a l'air justifié,
C'est comme si je m'envolais.
L'amour me fait décoller,
La haine m'enivre
Comme si je sniffais de la peinture.
Et plus ça fait mal, plus j'aime ça.
Je suffoque,
Et juste avant la noyade
Elle me ressuscite.
Putain, elle me hait,
Et j'aime ça.
« Attends !
Où tu vas ?
– Je te quitte.
– Non, tu restes,
Reviens ! »
On revient en courant,
Et c'est reparti.
C'est dingue.

Je ne me souviens plus si c’est la comparaison avec l’addiction, ou le vers « I love you too much / Je t’aime trop fort », qui m’a obligé à admettre que cette chanson tapait plus juste que mes peurs ne m’autorisaient à l’admettre. C’est cliché de mettre dans les chansons des trucs comme « je ne peux pas vivre sans toi », « je veux rester pour toujours à tes côtés », ou d’autres affirmations de codépendance absolue qui embellissent le mythe sophistiqué de l’amour romantique, dans lequel deux personnes se complètent l’une l’autre dans une congruence immuable et infinie. Mais combien de chansons sont assez honnêtes pour parler des violences qui accompagnent logiquement cette forme d’amour ?

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C’est ça qu’il avait dans le regard quand il la frappait. Comme si ses illusions les plus précieuses avaient volé en éclat, et qu’il avait craqué en même temps qu’elles. Elle n’était pas à lui, elle ne l’avait jamais été, et elle ne le serait jamais. Jusqu’à maintenant, elle avait choisi de l’accompagner, et après aujourd’hui, clairement, ce ne serait plus le cas. « Et notre promesse ? Jusqu’à ce que la mort nous sépare… C’est passé où ? », murmurait-il confusément dans les quelques rares occasions où il en parlait avec moi. Il ne comprenait pas le genre d’amour qui pouvait changer, celui qui était de l’ordre du choix.

Je continuais de les aimer tous les deux, pas de l’amour possessif du mari ou de la mère, mais de l’amour de l’enfant qui voulait que tout le monde aille bien. En les aimant, j’ai appris un certain nombre de choses. J’ai appris qu’elle était forte ; que si l’on ne peut pas choisir si l’on se fait battre ou pas, l’on peut choisir de devenir des victimes ou de prendre la porte. Elle ne l’a jamais haï, non plus, mais contrairement au personnage interprêté par Rihanna dans la chanson d’Eminem, son empathie n’était pas une faiblesse, pas une résignation à l’abus. J’ai aussi appris d’elle qu’en termes d’abus, « auteur·rice » et « survivant·e » étaient des catégories plutôt flexibles, que l’un·e a de grandes chances de devenir l’autre, et que, donc, aucune de ces deux catégories ne peuvent définir quelqu’un. Très souvent, après avoir été blessé·e, on veut blesser les autres ou les utiliser pour notre protection. Le patriarcat dans lequel j’ai été élevé ne m’a jamais dit que mon genre me donnait le droit de commettre des abus sans en subir en retour. Ce qu’on m’a dit, c’est qu’il vient toujours un moment où l’on doit payer l’addition.

Ce que j’ai appris de lui, c’est que son histoire aussi est importante. Il n’était pas mauvais, il était blessé. Que s’était-il passé dans cette famille froide et austère dont il ne parlait jamais ? Il en était très clairement marqué. Et maintenant, je l’étais à mon tour. J’étais certain que je deviendrais bien meilleur que lui. Je n’avais pas complètement raison. L’histoire qui n’est pas racontée est condamnée à être répêtée. Déteste-la, crains-la, interdis-la de passer à la radio. Elle reviendra quand même.

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Si on se borne à une critique du seul capitalisme, alors on ne peut expliquer la véhémence de l’amour, et on passe à côté de son rôle central dans la perpétuation du mal que nous nous faisons. L’amour est bien plus que le désir et son insuffisante satisfaction par des choses commerciales. Mais la critique habituelle du patriarcat, comme système hiérarchique de domination des femmes par les hommes, est elle aussi insuffisante, parce que l’amour n’est pas une forme de hiérarchie. L’amour ne se termine pas par une partie qui domine l’autre, mais par la destruction mutuelle de soi et de l’autre. Son expression la plus démesurée est le meurtre-suicide.

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N. commençait à perdre la boule. S. était devenue l’objet de son obsession. Ils avaient été camarades et amant·es. Lorsque c’était devenu indéniablement malsain, elle y avait mis un terme. Mais lui ne pouvait pas s’en aller. Il disjonctait de plus en plus, mais elle ne voulait pas appeler la police, parce qu’elle se souciait de lui et qu’elle détestait l’État. Et, nous autres, nous n’avons pas pu leur apporter le soutien dont ils avaient tous les deux besoin. Ni, à lui, l’amitié qui lui aurait donné la force de s’en remettre ; ni, à elle, la solidarité qui l’aurait sauvée. Je vivais dans une autre ville : c’était mon excuse.

Une nuit, il l’a tuée. Puis, il a monté à pied la colline pour regarder sa maison brûler, s’est ouvert les poignets et a répandu ses entrailles sur le sol en face de lui. Je comprends celles et ceux qui l’ont haï pour ça. Mais je ne pouvais pas trouver en moi de quoi le faire. Lui-même se haïssait déjà assez comme ça, et c’est cette haine en lui qui avait fini par triompher.

Dans notre société, l’amour est le déguisement parfait pour masquer la haine de soi. Je ne vois pas la haine de soi comme un produit du capitalisme, mais comme un compagnon inévitable de notre angoisse existentielle. Toutefois, le travail, la politique, le colonialisme, la déforestation et la famille patriarcale nous ont donné bien des raisons supplémentaires de nous haïr. Et ils nous privent des moyens de nous guérir. La force appartient au collectif. Personne n’est seul. L’illusion de l’individualité, quand elle réussit à se manifester, nous laisse constamment en sang. Et les points de nos corps qui nous connectaient au monde – ma main qui avait agrippé la tienne, mes lèvres qui ont embrassé les siennes, mes pieds qui prenaient appui sur le sol, mes poumons qui échangeaient des secrets avec les feuilles des arbres, le fourneau dans mon ventre qui changeait des choses vivantes en une autre – deviennent des plaies ouvertes.

En nous promettant une seule relation intime avec un autre être, ils nous enlèvent en fait toutes les autres. Ils créent le silence qu’on entend quand on s’est exilé en l’autre. Bien souvent, ils détruisent aussi le couple qui craque à vouloir porter le poids de toute chose. Quand l’opium devient aussi la nourriture, et l’eau, et l’abri au-dessus de nos têtes, alors l’on finit aussi par détruire notre histoire d’amour avec l’opium.

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Le patriarcat ne se reproduit pas comme une hiérarchie, mais comme un réseau. Ce qui risque d’être le plus difficile à accepter, et le plus rejetté comme dangereusement sexiste, c’est qu’il s’agit d’une entreprise pleinement participative.

La tendance de certaines féministes aujourd’hui à rejetter le fait que le patriarcat est participatif ne fait que montrer à quel point elles ont intégré une vision du monde capitaliste et étatiste. Croire que nous avons la capacité de faire des choix ne veut pas dire croire au rêve américain, que tous et toutes nous pourrions sortir de la misère pour peu qu’on se prenne en main, que les souffrances des gens sont au final de leur faute. S. était l’une des personnes les plus fortes que je connaissais. Elle est morte, en tout premier lieu, parce que N. ne lui a pas vraiment laissé le choix entre vivre et mourir ; ensuite parce que nous, ses ami·es, n’avons pas pu lui apporter le soutien dont elle avait besoin pour se défendre, pas plus que nous n’avons pu apporter à N. le soutien dont il avait urgemment besoin pour guérir. Mais S. avait la capacité de faire des choix, et cette agentivité s’est manifestée dans la manière dont elle a choisi de gérer la situation. En décidant de s’en tenir à ses principes, elle a fait preuve de courage, même si tout s’est terminé d’une manière affreuse. Il ne devrait pas y avoir besoin de le dire : nous vivons dans un monde de merde, et les choses terminent souvent, quoi qu’on fasse, de la pire des manières possibles. Cela ne change rien à notre capacité de faire des choix. Même quand on essaye d’éviter le drame, on va échouer, quoi, 99% du temps. Mais la différence, si on refuse d’être des victimes, de la même manière que S. était une combattante et non une victime, c’est que, 1 fois sur 100, les choses peuvent peut-être un peu mieux tourner.

Ce que je veux dire, c’est que dans les milieux engagés dans la lutte contre le patriarcat – la plupart des milieux anarchistes et féministes – nous devrions arrêter de nous laisser intimider par l’interdiction de rejetter la faute sur les victimes. Si nous sommes vraiment cohérent·es dans notre vision politique, alors nous ne croyons pas aux fautes, et nous n’avons pas d’affinité pour les victimes¹. Nous devrions insister sur notre agentivité, notre capacité à faire des choix, et sur le fait que les faibles et les opprimé·es peuvent changer les choses. Je pense que c’est important d’insister : c’est notre seul moyen de sortir de ce merdier.

Certaines sociétés patriarcales enferment concrètement les femmes. D’autres, comme la nôtre, leur offrent de la mobilité. Ce qui contredit une vision hiérarchique du patriarcat, c’est que, même quand cette mobilité est offerte et que les gens peuvent en sortir, la plupart ne le font pas. Que les femmes soient lapidées pour avoir quitté leur mari ou qu’elles aient les moyens de trouver un boulot et un appartement, les relations abusives continuent d’exister. Parce qu’elles ne reposent pas sur la contrainte physique. Le contenu exact des rôles de genre diffère largement d’un patriarcat à un autre. Même si on retrouve dans tous une dualité de genre offrant une forme de privilège à la moitié mâle du spectre, la manière dont cette distribution des rôles se maintient et se reproduit n’est pas la même partout. Ils ne sont pas toujours imposés par la force – et il n’y a pas toujours de force centralisée pour être capable de l’imposer. Ce que l’on retrouve de manière universelle, par contre, et qui garantit la reproduction de ces rôles, avec ou sans contraintes, c’est leur complémentarité.

You're the same as me
But when it comes to love
You're just as blinded
Tu es comme moi.
Quand on parle d'amour,
Tu es tout aussi aveugle.

Le patriarcat aurait mis fin au capitalisme depuis longtemps, ou l’inverse se serait produit, s’il avait besoin pour fonctionner que la moitié mâle de la population conserve une quelconque forme de pouvoir ou d’autonomie. Le capitalisme ne tolère aucune forme d’indépendance. Aucune féministe radicale ne peut le nier. Malgré cela, une compréhension faussée de la nature du privilège nous a causé du tort à tou·tes, en présentant les femmes comme trop faibles pour s’échapper de ce système, même si elles le voulaient vraiment, et les hommes comme des monstres qui le perpétuent à eux tout seuls. Le privilège signifie, entre autres choses, que les perspectives et expériences masculines sont la norme, mais cela n’est rendu possible, dans un système oppressif, que par le fait qu’il est impossible pour les hommes de vraiment habiter les expériences qui leurs sont prescrites. En d’autres termes, les perspectives masculines sont la norme, mais cette norme n’appartient pas à ceux que l’on étiquette comme « hommes », pas plus qu’elle ne sert leurs intérêts.

Et c’est exactement comme ça que ça marche : c’est un système d’oppression en réseau qui s’ajoute aux structures hiérarchiques imposées par la force (comme celles du capitalisme et de l’État). Le patriarcat fonctionne comme une addiction, en nourrissant la dépendance, en lançant des êtres inachevés à la recherche impossible de leur complétude, et en tissant ainsi, autour de nous, une toile d’effractions réciproques et de destruction mutuelle de valeur. C’est, si vous voulez, une machine à fabriquer du manque, dont on fait tourner les rouages en volant à nos proches de quoi combler nos propres failles, comme quatre personnes alitées qui devraient partager une couverture pour deux. L’amour est la dynamo de cette machine. Sa violence survient quand des gens ne peuvent plus vivre sans ce qui est en train de les détruire, quand l’un·e pense qu’il complète l’autre alors qu’iel ne fait que remplir son propre trou en l’éviscérant.

You ever love somebody so much
You can barely breath
When you're with 'em?
Vous avez déjà aimé quelqu'un
Au point de ne plus pouvoir respirer
En sa présence ?
■ ■ ■

Je lui avait dit, depuis le début, que je pensais que la monogamie n’était pas saine dans une relation romantique ; ou, au moins, pas pour moi. Elle a jugé ça malsain et égoïste de ma part. Du coup, elle était toujours dans son droit, ou avait au moins une bonne excuse, quand elle regardait dans mon carnet d’adresses, lisait les lettres d’amour de mes ex, fouillait mon ordinateur, me criait dessus à la recherche de mes infidélités. Et quand elle a transgressé les règles qu’elle avait elle-même posées pour nous, ce n’était qu’une simple erreur, causée par tout le stress emmagasiné à aimer un bâtard égocentrique comme moi. Nos propres imperfections sont toujours faciles à comprendre.

Combien de temps m’a-t-il fallu avant de comprendre que l’amour ne peut être sain que lorsque nous prenons la responsabilité de nos propres émotions – qu’on les soustrait à l’emprise de ces réseaux de codépendance ? En fait, il m’arrive d’avoir de la gratitude pour les personnes que j’ai aimées et qui m’ont traité comme de la merde. Parce qu’elles m’ont appris ça. Elles ont pris bien soin d’elles-mêmes. Au-delà de ça : « Si on se rejoint, c’est merveilleux. Sinon, c’est pas grave. ». Je pouvais soit choisir de prendre soin de moi, et ne rien demander aux autres que ce qu’ielles étaient prêt·es à m’offrir en cadeau, ou je pouvais choisir d’être une victime. J’ai choisi la première alternative, et notre amour a existé tant que nous coïncidions. Quand nous avons cessé de coïncider, nous avons pris chacun nos chemins, chacun·e plus fort·e et plus sage.

Nous aimons pour nous détruire nous-mêmes, et pour se reconstruire à partir de rien, m’a dit un jour, dans un accès d’espoir, un·e ami·e dévasté·e par une peine de cœur.

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Une fois notre histoire terminée, nous sommes libres, jusqu’à la fin de nos jours, de penser à la personne que nous avons aimée, de nous soucier d’elle, de lui souhaiter du bien, de se demander ce qu’il y a en nous de cassé pour que ça ait tourné comme ça, pour qu’on ait sali notre amour en l’utilisant comme arme contre l’être aimé ; pour qu’au lieu de venir compléter, il ait seulement blessé et contrôlé, au point qu’on ne pourra jamais réparer les choses, ni réconcilier la sincérité de l’amour que nous ressentons pour cette personne avec les dommages que nous avons causé dans l’intensité de notre passion. Peut-être que la meuilleure manière de l’aimer est de mieux aimer lea prochain·e.

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Notre idée de l’amour romantique, tout comme la manière dont les activistes réagissent aux abus qui lui sont indissociables, viennent de croyances implicites sur la fragilité humaine.

L’amour découle d’une peur perpétuelle de la solitude, mais c’est seulement en accueillant cette solitude et en faisant la paix avec elle – pas en la surmontant, elle ne sera jamais surmontée – que nous pouvons aimer non comme un parasite mais comme une personne qui s’appartient et qui bâtit un projet enthousiasmant avec ses camarades. La justice communautaire, en attendant, nourrit souvent sans s’en rendre compte une vision moralisante et judiciaire de la faute. Dans ce paradigme, faire remarquer que le patriarcat est participatif ne sera pas interprêté comme une première étape vers une stratégie de libération, mais comme une manière de mettre la faute sur la victime.

Cette défensivité est complètement compréhensible, au vu de la manière dont les procédures de justice s’imposent à nous, et de comment, dans ces procédures, c’est usuellement sur les personnes avec le moins de privilège social que tombe le blâme pour ce qui a pu rompre, de quelque manière que ce soit, l’illusion de paix sociale.

Mais si ce que nous mettons en place n’est pas un tribunal mais une commune, une conspiration entre ami·es, alors nous devons nous permettre de dire des choses qui ne pourraient jamais être dites dans une société dans laquelle « tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous ».

Et l’une de ces choses indicibles est que, parfois, nous choisissons de supporter des abus. Parfois, ça fait du bien. Parfois, on « aime la manière dont on a mal ». En quittant un monde de désirs imposés et de relations addictives pour entrer dans un autre, où nos relations seront l’expression paradoxale de notre agentivité et de notre interdépendance, en tant que sujets de ce monde et noeuds d’une toile d’entraide mutuelle, les outils du jeu peuvent nous être tout aussi utiles que les outils de la destruction.

Le patriarcat est un jeu qui cristallise, puis oublie, ses propres règles. La théorie queer, et les psychologues libertaires qui l’ont précédée, nous ont appris que nous couper de ce qui nous perturbe ne fait que le faire perdurer. En jouant avec les dynamiques de pouvoir, en jouant avec la souffrance, en jouant avec la torture, nous les faisons nôtres, et nous pouvons les rendre inoffensives pour nous.

Nous ne sommes pas fragiles au point de perdre quelque chose ou d’être dominé·es quand nous nous faisons attacher par notre partenaire, fouetter ou étouffer par un gode.

Il y a un monde entre un scénario consenti et une relation abusive, mais il y a une connection cachée entre les deux, qui nous permet d’abandonner la seconde pour la première : c’est que, dans les deux, nous conservons notre pouvoir d’agir, que nous le reconnaissions ou pas, et que nos propres désirs peuvent effectivement être contradictoires et terrifiants.

Comparez la chanson d’Eminem à ““Kiss with a fist”” de Florence and the Machine. Même si la chanteuse roucoule « A kiss with a fist is better than none / un baiser avec le poing vaut mieux que rien » et, comme Eminem, promet de mettre le feu au lit de son amant·e, seule une dogmatique de la seconde vague pourrait prétendre que “Kiss with a fist” est une chanson tordue qui encourage l’abus et la victimisation.

I broke your jaw once before
I spread your blood upon the floor
you broke my neck in return
Je t'ai cassé la mâchoire, une fois
J'ai répandu ton sang sur le plancher,
En retour, tu m'as brisé la nuque.